lundi 31 octobre 2016

Les lectures de Charlotte (26) : Coup de vent - Marsha Diane Arnold et Matthew Cordell

Le vent souffle trop fort et l’écharpe de l’ours s’envole. Des ratons laveurs la récupèrent et se disputent avant de l’abandonner. Le castor en fait un turban, les souris un trampoline, la loutre s’en sert de liane, le renard veut la faire sécher, etc. Dans la forêt enneigée les animaux vont tour à tour s’approprier le cache-nez jusqu’à ce que l’ours le retrouve finalement, en piteux état.

Une histoire en randonnée classique à la mécanique bien huilée. Le principe du perdu/trouvé est simple, répétitif et ludique. Chaque double page devient le théâtre de jeux et facéties des animaux avec pour fil rouge cette écharpe devenue l’objet de toutes les convoitises. La chute, parfaitement amenée, délivre un message positif vantant les bienfaits de la solidarité et de l’amitié.

Le dessin de l’américain Mathhew Cordell, vif et nerveux, a des faux airs de Quentin Blake. Ses personnages ont des postures et des expressions désopilantes qui déclencheront à coup sûr le sourire. Et puis pour les parents qui rechignent face à un texte trop « volumineux », c’est l’album du soir idéal puisqu’il n’y a pour ainsi dire qu’un mot par page (« perdu » ou « trouvé »).



Un album qui fonctionne à merveille avec Charlotte. Le schéma narratif permet d’anticiper les situations tandis que l’histoire, rapidement connue par cœur, devient vite addictive. Une lecture jubilatoire, de celle que l’on relit encore et encore sans jamais se lasser. Enfin, les enfants du moins…

Coup de vent de Marsha Diane Arnold et Matthew Cordell. Didier jeunesse, 2016. 36 pages. 13,10 euros. A partir de 3 ans.







samedi 29 octobre 2016

Les grandes vacances - Robert Doisneau et Daniel Pennac

« Le récit de vacances, comme si nos plus précieux souvenirs se concentraient dans ces brèves semaines d’éternité où il ne se passe rien, justement, rien que du ténu, de l’infinitésimal, de l’intime et du répétitif, rien que nous autres face aux autres, sans la prothèse du travail… où le moindre événement tourne en sujet d’épopée, motif lyrique que la famille enjolivera d’année en année… et où les pires emmerdements  -magie des vacances - deviennent d’inépuisables sujets de rigolade. »

Les vacances des années 50, l’insouciance de l’après-guerre, le début des bikinis remplaçant les maillots de bains en laine, la France qui profite pleinement des congés payés et prend la route ou les rails pour découvrir la montagne, les bords de mer, la Suisse, l’Espagne, ou l’Italie. La voiture trop chargée, le pique-nique sur le bord de la nationale, l’hôtel à trouver quand la nuit tombe, le camping sauvage, les gares bondées, les enfants assis sur les valises en attendant le train, les balades à vélo, la sieste, les cartes postales à écrire ou la lecture à l’ombre, seules activités possibles en attendant que la chaleur de l’après-midi devienne supportable … Doisneau a capturé ces instants avec le talent qu’on lui connait, faisant rejaillir des souvenirs qui parleront à chacun, parce qu’on les a vécus ou vus dans des albums de famille.

On ne peut qu’être admiratif devant le talent du photographe, son œil unique, ses clichés au grain et à la lumière inimitables, instants furtifs de bonheur simple figés sur la pellicule avec une rare sensibilité. En parfait complément, le texte de Pennac déborde de tendresse. On y retrouve sa verve, sa malice et son humour pour raconter ses propres vacances, mais aussi celles de Doisneau.

Réédition d’un ouvrage publié pour la première fois en 1991, ses grandes vacances ont le goût et la nostalgie d’une époque où les français découvraient avec délice la joie des villégiatures estivales.  Un livre que je vais me faire un plaisir de glisser au pied du sapin, ma môman va l’adorer.

Les grandes vacances de Robert Doisneau et Daniel Pennac. Hoebeke, 2016. 96 pages. 19,90 euros.





jeudi 27 octobre 2016

Descente à Valdez - Harry Crews

1974. Harry Crews débarque en Alaska, à Valdez (à prononcer Valdiiiz pour que ça rime avec disease selon les habitants du coin), un bled paumé où pullulent les caravanes, les préfabriqués et les engins de chantier. L’auteur du chanteur de gospel est envoyé sur place par le magazine Playboy pour écrire un reportage sur la construction d’un oléoduc trans-Alaska de 1300 kilomètres de long. A terme, deux millions de litres de pétrole devront transiter chaque jour dans ce gros tuyau, quitte à défigurer un paysage jusqu’alors protégé et à bouleverser une biodiversité dont les huit sociétés pétrolières chargées de l’exploitation du gisement n’ont strictement rien à cirer.

Crews arrive dans une ville en pleine évolution, poussant trop vite, sans infrastructures adaptées à l’inflation de population en cours et à venir. Il y rencontre Dave le contremaître, Hap le cuistot, Chris le pêcheur, Jay l’autochtone et sa femme esquimaude, le chef d’une police comptant en tout et pour tout trois membres, un dealer de marijuana, une prostituée venue de Californie certaine de crouler sous la clientèle ou encore un tatoueur frappadingue. Il arrive aux derniers instants avant la tempête, à ce moment crucial où Valdez va plonger dans une autre dimension, absolument pas prête à devenir une ville champignon de 17 000 habitants uniquement attirés par des salaires juteux : « Une tension, une violence même flotte dans l’air de Valdez, en équilibre précaire et sur le point de basculer vers quelque chose d’inédit. Vers quoi, personne ne le sait ».

Crews reporter, c’est du Crews pur jus, avec cette tendresse particulière pour les paumés magnifiques, cette prose déjantée et ces dialogues au cordeau. Il enchaîne les situations rocambolesques, se saoule et danse au seul bar du coin, se réveille dans sa voiture de location avec une gueule de bois terrible et un tatouage réalisé à son insu pendant qu’il était dans les vapes : « J’ai commencé à hurler et à gueuler qu’ils ne peuvent pas tatouer quelqu’un de complètement déchiré, que je n’aurais jamais accepté d’être tatoué, car seuls les trous-du-cul se font tatouer et je n’en étais pas un ». Du Crews pur jus je vous dis, et une forme de journalisme à l’ancienne, proche du gonzo de Hunter S. Thompson. Forcément j’ai adoré…

Descente à Valdez d’Harry Crews (traduction de Bruno Charoy). Allia, 2016. 65 pages. 7,50 euros.









mercredi 26 octobre 2016

Le quatrième mur - Corbeyran et Horne (d’après le roman de Sorj Chalandon)

Georges est étudiant au milieu des années 70. Militant d’extrême gauche, il est pétri de rêves, de convictions et d’espoirs. Sa rencontre avec Sam, juif grec fuyant la dictature de son pays, lui ouvre les yeux sur une réalité qu’il ne pouvait soupçonner. Sam le fou de théâtre n’aura pas été en mesure de mener à bien son grand projet. Frappé de plein fouet par un cancer, il ne pourra mettre en scène l’Antigone d’Anouilh dans un Liban en guerre. Tout était pourtant prêt pour « réunir des ennemis » et leur offrir une parenthèse enchantée au cœur d’un champ de bataille. Dans son casting, Antigone était palestinienne et sunnite, Hémon son fiancé, druze, Créon, le père d’Hémon, maronite. Les gardes devaient être joués par trois chiites, la nourrice par une chaldéenne et Ismène par une catholique arménienne. Sur son lit de mort, Sam demande à Georges de se rendre sur place pour monter la pièce. Ce dernier accepte sans savoir ce qui l’attend vraiment. Mais une fois arrivée à Beyrouth, il comprend vite qu’il ne sortira pas indemne d’une telle aventure…

« Voler deux heures à la guerre en prélevant un cœur dans chaque camp ». L’idée est belle mais sa réalisation vouée à l’échec dans le Liban de 1982, le Liban du massacre de Sabra et Chatila. Je n’ai pas lu le roman, néanmoins il se dégage de cet album une intensité dramatique que j’imagine encore plus forte dans le texte d’origine. Chalandon touche à l’intime et à l’universel, il mélange avec brio la petite et le grande Histoire en soulignant l’impossible mise en œuvre d’une trêve poétique face à l’absurdité, la violence et la folie des hommes.

Les choix graphiques d’Horne sont au diapason du récit. Son trait aiguisé comme une lame et proche du crayonné traduit l’urgence, la tension, la souffrance, l’ambiance pesante. Le gris délavé met en lumière un Liban en ruine et ses décombres fumantes sous un ciel bas et triste.

Une tragédie bouleversante, belle et désespérée, qui enterre les illusions de l’utopie sous les cendres du chaos. Je n’ai plus qu’une envie maintenant, me jeter au plus vite sur le roman et le dévorer d’une traite !

Le quatrième mur de Corbeyran et Horne (d’après le roman de Sorj Chalandon). Marabout, 2016. 140 pages. 17,95 euros.


Une lecture commune que j'ai une fois encore le plaisir de partager avec Noukette.






mardi 25 octobre 2016

Espionnage intime - Susie Morgenstern

Angélique a tout de la lycéenne modèle : excellente élève, jamais un mot plus haut que l’autre, toujours prête à donner un coup de main à ses parents qu’elle adore, ni tabac ni alcool, une sincère bienveillance envers ses deux frères, une complicité totale avec sa grand-mère et sa tante. L’image d’Épinal de l’ado parfaite ? En apparence. Car son journal intime révèle des secrets inavouables qui noircissent grandement le tableau. Et si au final cette jeune fille parfaite portait bien mal son prénom…

Soyons honnête, j’ai quelques bémols. Le titre en dit trop, on voit venir de loin certaines grosses ficelles narratives et les citations sentencieuses ou moralisatrices (« le courage est un devoir », « le bonheur est une habitude à cultiver ») alourdissent parfois l’ensemble. A force de bons sentiments à outrance, on finit par frôler l’overdose de sucre et de guimauve mais la recette reste digeste car Susie Morgenstern garde les rênes de son récit et ne se laisse pas déborder. J’admire son écriture fluide, ses dialogues percutants et sa façon de mettre en scène autant de personnage sans jamais perdre le lecteur en route. Tous sont touchants à leur façon et reconnaissables au premier coup d’œil, tous apportent leur pierre à l’édifice sans lourdeur ni artifices inutiles.

Je me rends compte que je me suis d’emblée senti à l’aise dans ce roman, prêt à balayer d’un revers de main ses petits défauts tant il m’a fait passer un bon moment auprès de cette famille aussi heureuse que dysfonctionnelle. Et puis le sujet incite à se projeter sur nos propres difficultés de communication : « Pourquoi ne pose-t-on jamais les questions quand il est encore temps de le faire ? », pourquoi faut-il un drame pour qu’enfin l’échange se noue, que la relation s’apaise, quitte à ce que les choses se clarifient trop tard ?

Assurément un texte qui plaira au public auquel il s’adresse. Son ton moderne, son thème finalement universel et sa galerie de personnages attachants emporteront à coups sûrs l’adhésion, ça ne fait aucun doute.

Espionnage intime de Susie Morgenstern. L’école des loisirs, 2016. 140 pages. 12,80 euros. A partir de 13 ans.


Une lecture jeunesse que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette.









lundi 24 octobre 2016

Fils du feu - Guy Boley

Ça commence dans une gerbe d’étincelles. Le feu, la forge, le père et son comparse Jacky martelant de concert, en rythme cadencé. Le fils fasciné par le bruit, la chaleur, les escarbilles jaillissant comme des étoiles filantes. Dehors, près du dépôt de locomotives bordant la maison, l’enfant retrouve sa grand-mère étêtant mécaniquement des grenouilles vivantes. Avant de partir pour l’école il embrasse la joue flasque du voisin, monsieur Lucien, et assiste aux lessives collectives où les femmes prennent des airs de lavandières. Le fils du feu devenu adulte raconte ainsi son enfance, chronique plus amère que douce marquée par la mort du petit frère, événement traumatisant pour chaque membre de la famille. La mère continue de s’adresser au défunt comme s’il n’était jamais parti, le père lève pour la première fois la main sur sa femme et l’aîné constate les dégâts, il souffre et tente de grandir, malgré tout.

Honnêtement, je pensais prendre une grosse claque, je pensais me retrouver sur le cul, soufflé par la force d’un texte court et renversant. Et bien ça n’a pas été le cas. Tant mieux pour mes petites fesses douces et potelées (ce n’est pas moi qui le dis, c’est ma femme…) et tant pis pour le plaisir de lecture orgasmique tant espéré et jamais venu. Je m’étais imaginé un long poème en prose puissant et habité, je ne m’étais pas trompé, mais il m’a manqué un petit quelque chose, un soupçon d’aspérité sans doute. Il me reste l’impression d’une écriture trop lisse, trop travaillée, trop léchée. Disons qu’il m’aurait fallu davantage de spontanéité et de rage. Je suis resté à distance, pas vraiment emporté, ni par les personnages, ni par l’histoire. Pas simple d’expliquer ce ressenti mais l'évidence s'impose, je me suis par moments ennuyé au cours de cette lecture.

Après, impossible de nier que Guy Boley a une plume élégante, parfois intense, d’une grande musicalité, et que son entrée en littérature à plus de soixante ans laisse augurer de bien belles choses à venir.

Fils du feu de Guy Boley. Grasset, 2016. 160 pages. 16,50 euros.



Les avis de Laure, LeiloonaMoka et Sylire




dimanche 23 octobre 2016

Jules B : l’histoire d’un Juste - Armelle Modéré

Jules B n’est pas dans une bonne passe. Sa femme l’a quitté pour un baron et depuis l’arrivée des allemands la pénurie de cuir l’empêche d’exercer son métier de cordonnier. Viré du troquet après avoir trop levé le coude, il assiste en rentrant chez lui à un dramatique accident de voiture. Jules sort trois enfants de l’habitacle en feu et constate qu’il n’y a plus rien à faire pour les deux parents. Un voisin le met en garde, les gamins ont l’air juifs, ils vont lui attirer des ennuis. Mais incapable de les abandonner, Jules les ramène chez lui…

Jules est ce que l’on appelle un Juste parmi les nations. Le thème a déjà été abordé dans L’enfant cachée ou Max et les poissons mais dans ces deux ouvrages la situation était vécue à hauteur d’enfant. Ici le point de vue est celui d’un adulte, un « sauveur malgré lui » qui agit plus par instinct que par réflexion. Un sauveur qui constate la lâcheté de ses congénères, un sauveur loin d’être lui-même un héros. Jules ne s’était jamais posé de questions sur le sens de la guerre, sur l’occupation, sur le traitement réservé aux juifs. Comme tant d’autres il regardait les choses par le petit bout de la lorgnette, s’inquiétant uniquement de sa propre situation.

J’ai aimé ce parti pris, le fait que Jules soit un homme (enfin, un cochon !) comme les autres, plein de défauts et de faiblesses, simplement plus humain (!), plus empathique, plus outré par une situation que sa conscience le pousse à considérer comme inacceptable. La représentation animalière offre une distance qui renforce la portée du message (comme dans Maus) et évite de tomber dans un réalisme pouvant être traumatisant pour certains jeunes lecteurs.

Un album important, surtout par les temps qui courent. Accueillir et prendre en charge ceux qui n’ont plus rien, être prêt à sacrifier sa propre liberté pour qu’ils conservent la leur, aller à contre courant des peurs et des préjugés ambiants, faire don de soi pour autrui, voila des valeurs de plus en plus rares aujourd’hui qu'il ne sera jamais inutile de rappeler, non ?

Jules B : l’histoire d’un Juste d’Armelle Modéré. Des ronds dans l’O, 2016. 68 pages. 17,00 euros.

Les avis de Livresse des mots et Noukette








samedi 22 octobre 2016

Mes secrets - Didier Levy et Amélie Graux

Il y a des choses qu’on ne dit jamais. Comme le fait d’être amoureuse d’Antoine Bost, comme l’endroit où on a enterré notre premier trésor, comme avouer avoir volé le stylo plume de Djamel ou reconnaître que l’on est une petite fille aimant bien se déguiser en garçon. Il y a nos propres secrets, ceux que l’on garde au chaud, et ceux des autres que l’on promet de ne pas répéter. Des secrets par définition inavouables, des secrets drôles, légers ou graves.

L’album s’articule en doubles pages où, côté gauche, chaque phrase commence par « Je n’ai jamais dit » et où, côté droit, la narratrice se lance dans une petite explication de texte en lien avec le secret énoncé. Cette narratrice haute comme trois pommes et pleine de malice apparaît tour à tour espiègle, honteuse, jalouse, touchante ou amoureuse. Un ouvrage aux faux airs de journal intime dans lequel on entre sur la pointe des pieds. J’avais déjà admiré la vivacité du trait d’Amélie Graux dans « Moi, j’aime pas comme je suis », je retrouve avec plaisir ses illustrations expressives et colorées dégageant un indéfinissable charme.



Des confessions douces et sucrées, comme murmurées à l’oreille. Le ton sonne juste pour dire, entre humour et tendresse, les tracas, joies ou petits chagrins du quotidien, mais aussi pour rappeler l’importance de les garder pour soi car, comme chacun sait, un secret ne se partage pas.

Mes secrets de Didier Levy et Amélie Graux. Belin, 2016. 32 pages. 12,90 euros. A partir de 6 ans.







vendredi 21 octobre 2016

Pas trop saignant - Guillaume Siaudeau

« Certains hommes mettent une vie entière à se libérer de leurs chaînes. Lui a décidé de faire ça en une journée. Il ne sait pas si c’est possible. »

La fugue, la fuite, le mal-être qui se traduit par une envie de mettre les voiles, de disparaître, de se faire la malle… c’est un peu la thématique de ma semaine de lecture. Après « Ma fugue chez moi » j’ai enchaîné avec ce « Pas trop saignant » narrant l’équipée, non pas sauvage, mais tendre et poétique d’un héros comme seul Guillaume Siaudeau sait les croquer.

Troisième roman de ce jeune auteur né en 1980 et troisième fois que je me laisse embarquer dans son univers décalé, à la frontière du rêve et de la réalité. On suit ici le parcours de Joe, équarisseur dans un abattoir ne supportant plus la vue du sang et le cri des bêtes condamnées à une mort atroce. Un solitaire qui décide un jour de tout plaquer pour partir sur les routes au volant d’une bétaillère dérobée sur son lieu de travail et contenant des vaches destinées à finir en steaks hachés. Après un détour pour kidnapper Sam, un enfant placé et maltraité dont il est devenu le meilleur ami, Joe roule vers la montagne et trouve d’abord refuge chez son vieux pote Jacques. Il rencontre ensuite Robert, veuf bourru au cœur grand comme ça qui prend fait et cause pour les fuyards tandis que la traque s’organise et que les policiers de tout le pays se lancent aux trousses de la bétaillère et de ses drôles d’occupants.

Y a de la joie et de la tristesse dans cet inclassable petit texte, une gravité affleurant en permanence sous des faux airs de légèreté. La liberté a un prix, la fuite ne pourra jamais être que temporaire et on sait la partie perdue d’avance mais cela renforce l’infinie empathie que le lecteur ressent pour Joe et ses comparses. A l’opposé les forces de l’ordre en prennent pour leur grade, un matraquage en règle sous l’angle de la moquerie et de l’humour noir offrant une représentation aux accents anar certes caricaturale mais pour le coup vraiment drôle.

C’est une confirmation, j’aime beaucoup la plume et le ton de Guillaume Siaudeau, son regard lucide, désabusé et pétri d’humanité, sa capacité à mettre en scène des gens du peuple aussi attachants que solaires et ses histoires douces-amères dont la petite musique nous reste en tête longtemps après avoir tourné la dernière page. Un auteur qui me va comme un gant et que je continuerai à suivre les yeux fermés, c’est une évidence.

Pas trop saignant de Guillaume Siaudeau. Alma, 2016. 135 pages. 16,00 euros.

L'avis de Leiloona

Mes avis sur Tartes aux pommes et fin du monde et La dictature des ronces



mercredi 19 octobre 2016

La guerre des Lulus, 1917 : La déchirure - Régis Hautière et Hardoc

A la fin de l’épisode précédent les Lulus étaient parvenus à quitter le familistère de Guise en sautant, pensaient-ils, dans un train à destination de la Suisse. Malheureusement ce train les emmena directement en Allemagne pour un « séjour » qui, loin de mettre fin à leur errance, fut le point de départ de la période la plus marquante de leur histoire. Une période dont on ne saura rien dans ce quatrième tome puisque nous retrouvons nos chers orphelins et la jolie Luce onze mois plus tard dans une Belgique occupée en cette année 1917 où rien ne laisse présager une fin imminente du conflit (pour info la période « allemande » sera relatée dans un spin-off à venir dessiné par Damien Cuvillier) .

Les Lulus en Belgique, c’est une fois de plus des rencontres (bonnes ou mauvaises), des surprises (bonnes ou mauvaise), du danger, de la débrouille, des chemins de traverse pour continuer à avancer malgré la guerre, la faim, la promiscuité, les allemands et ces pièges dans lesquels on se jette avec la naïveté de l’enfance. Une enfance de moins en moins présente par ailleurs car les Lulus grandissent et leurs préoccupations changent. Luce gagne en féminité et trouble ses soupirants qui ne la regardent plus uniquement avec les yeux de l’amitié. Une Luce qui va même quitter le groupe et laisser les garçons voguer sans elle vers de nouvelles aventures.

Je n’avais pas parlé du troisième tome car j’en étais ressorti déçu, avec l’impression que mes orphelins adorés tournaient un peu en rond. Pas un tome pour rien mais un tome bien en dessous des deux premiers. Je retrouve ici tout ce qui fait le charme de cette série à part dans la BD jeunesse actuelle. Une narration intelligente, une légèreté de façade, une intrigue enlevée où alternent action, rebondissements et émotion. L’inquiétude est présente tout au long d’un récit où la réalité de la guerre rattrape de plus en plus les personnages.

Le trait d’Hardoc a beaucoup mûri depuis le premier volume, il s’avère aussi précis que dynamique et parfaitement mis en valeur par les sublimes couleurs de David François.

Un vrai bonheur de retrouver les Lulus dans des aventures à  nouveau captivantes. Vivement la suite, qui sera aussi la fin. Impossible de quitter ces inoubliables gamins sans un pincement au cœur, je dois avouer que pour des tas de raisons qui ne regardent que moi, rarement une série jeunesse aura autant marqué ma vie de lecteur.

La guerre des Lulus T4 : 1917, la déchirure de Régis Hautière et Hardoc. Casterman, 2016. 56 pages. 13,95 euros.

Mon avis sur le tome 1
Mon avis sur le tome 2



La BD de la semaine,
c'est aujourd'hui chez Stephie








mardi 18 octobre 2016

Ma fugue chez moi - Coline Pierré

Anouk en a ras le bol. Du collège où tout va de travers, de son père qui ne donne jamais la moindre marque d’affection, de sa mère partie au bout du monde pour mener sa vie de scientifique et qu’elle voit deux fois par an. Parce qu’elle n’en peut plus, elle décide de disparaître, de se volatiliser. Sa fugue inquiète, forcément. La police enquête, ses parents et sa petite sœur sont rongés par l’angoisse, les recherches s’intensifient sans résultat. Car Anouk a trouvé la cachette idéale, une cachette à laquelle personne n’a pensé.

Une jolie variation sur le thème de la fugue adolescente, aussi originale qu’improbable. Anouk, sans s’épanouir totalement dans sa disparition volontaire, y trouve l’occasion de réfléchir, de se poser les bonnes questions sur sa situation, son avenir. Mais elle découvre aussi que les décisions qui nous font du bien peuvent rendre les autres tristes. Elle a du mal à supporter ce qu’elle inflige à sa famille alors qu’elle pensait ne pas avoir à s’en soucier.  Elle comprend ce que ses proches ressentent, l’impression qu’ils lui disent : « Tant que tu ne seras pas de retour, nous ne recommencerons pas à vivre ». Pour autant, elle refuse de céder et de revenir, pour son propre bien.

J’ai trouvé ce texte fin dans sa construction et intelligent dans sa réflexion. La mère qui n’assume pas son statut, la souffrance infinie du père, la maturité de la pétiré soeur. Une famille « biscornue et rafistolée comme tant d’autres ». Et cette jolie fin, positive sans mièvrerie, porteuse d’espoir et d’avenir mais ne reniant pas une réalité bien plus complexe que les apparences ne le laissent penser : « L’humanité tout entière passe son temps à s’enfuir. Je crois que c’est le cours normal des choses ». Pas faux ma chère Anouk. 


Ma fugue chez moi de Coline Pierré. Rouergue, 2016. 115 pages. 10,20 euros. A partir de 12 ans.


Une lecture jeunesse commune que je partage une fois de plus avec Noukette








lundi 17 octobre 2016

Une mort qui en vaut la peine - Donald Ray Pollock

1917. Les frères Jewett ont passé leur vie à suivre leur métayer de père à travers l’Alabama et la Géorgie à la recherche de petits boulots harassants payés à coups de bâton. Une existence misérable dont ces crèves la faim vont s’extraire le jour où leur tyrannique paternel casse sa pipe. Inspirés par Bill Bucket, un cow-boy de papier dont ils lisent en boucle les exploits dans le seul livre qu’ils trimballent dans leurs maigres bagages, Cane, Cob et Chimney se lancent dans une improbable carrière de braqueurs de banque.

Pendant le premier tiers du roman, Pollock pose ses pions sur l’échiquier. Une foule de personnages qu’il prend le temps de présenter de façon indépendante avant de commencer à jouer, d’entrelacer leurs destins, de leur offrir un moment de gloire ou, le plus souvent, de complète déveine.

Pour être honnête, on n’est pas au niveau d’un diable tout le temps. Pas autant d’intensité, de profondeur, d’effet de souffle balayant tout sur son passage. Ici on part dans tous les sens, on s’éparpille, on est dans le saupoudrage. L’intrigue manque de liant. Trop de personnages, de petites histoires gravitant autour du fil rouge constitué par celle des frères Jewell. Pollock finit par boucler la boucle mais laisse de nombreuses portes ouvertes et donne à son roman un goût d'inachevé.

Après, il reste son écriture incisive, sa plume au vitriol, ses situations folles, ses antihéros hauts en couleur,  ses dialogues cinglants, ce regard lucide et sarcastique porté sur la noirceur de l’âme humaine et cet humour ravageur qui est un peu sa marque de fabrique. Du Faulkner version Tarantino qui vous embarque et vous laisse admiratif car malgré quelques faiblesses, on ne peut que saluer un auteur capable de mettre en scène une fiction aussi pétaradante.

Une mort qui en vaut la peine de Donald Ray Pollock. Albin Michel, 2016. 565 pages. 22,90 euros.





samedi 15 octobre 2016

Les lectures de Charlotte (25) : Le merveilleux voyage de la petite abeille - Britta Teckentrup

Le jour se lève sur la prairie et la petite abeille s’envole. De pissenlits en marguerites, elle se met au travail. Au cœur de chaque fleur elle butine le précieux nectar. « Digitales, capucines, roses, sur toutes, elle se pose. Derrière elle, le pollen, emporté par le vent, ondoie comme une traîne et partout se répand ».

Il est magnifique cet album. On suit l’abeille et on sent l’air doux de la campagne. On suit l’abeille et on voit les fleurs bouger sous la brise. On suit l’abeille et on croise biches, renards, écureuils et coccinelles. Un suit l’abeille et on comprend que grâce à elle et à un grain de pollen, la vie se crée.

Un somptueux voyage à travers la nature et dans la tourbillonnante vie d’une abeille. Britta Teckentrup nous avait éblouis avec « Au creux de mon arbre », elle récidive ici dans ce livre aux découpes intelligentes et aux éclatantes illustrations façon pochoirs. Le merveilleux voyage de la petite abeille ou comment aborder sans avoir l’air d’y toucher l’importance de la pollinisation dans notre quotidien. Idéal pour à la fois faire rêver et sensibiliser.



Le merveilleux voyage de la petite abeille de Britta Teckentrup. Hatier, 2016. 32 pages. 13,80 euros. A partir de 4 ans.





vendredi 14 octobre 2016

Nos âmes la nuit - Kent Haruf

Holt, Colorado. Addie frappe à la porte de son voisin Louis pour lui demander s’il accepterait de venir dormir avec elle certains soirs. Pas pour le sexe, simplement pour discuter, pour « passer le cap des nuits ». Elle s’adresse à lui car elle pense que c’est un homme bien. Tous deux sont veufs, septuagénaires et conscients que la solitude est un poids difficile à supporter. Après une infime hésitation, Louis accepte. Mais il sait qu’en ville les ragots vont enfler, que derrière les fenêtres les mauvaises langues vont les juger. Et qu’il va aussi être difficile de faire avaler la pilule à leurs enfants respectifs.

L’histoire d’une rencontre, de deux êtres qui s’apprivoisent, se confient, se trouvent des affinités et aspirent une dernière fois au bonheur. Deux êtres voulant faire fi des convenances et vivre pleinement une relation épanouissante. Louis et Addie ont chacun eu leur lots de drames, de déceptions et d’échecs. Elle a perdu sa fille renversée par une voiture, il a brisé son ménage en partant vivre avec une autre femme avant de revenir vers son épouse. Ils ont souffert ou ont fait souffrir, ils estiment avoir le droit de connaitre un ultime frisson, main dans la main.

Ça pourrait être mièvre, ça pourrait être une avalanche de bons sentiments sucrés au point de vous donner la nausée. C’est tout sauf ça. Kent Haruf signe un texte sobre, épuré, déchirant. Avec bienveillance et tendresse,  il amène ses deux personnages à tourner le dos au passé pour regarder droit devant, vers un avenir qui, sans être radieux, a le mérite de laisser entrevoir de doux et beaux moments. Pour autant, il ne tombe pas dans l’angélisme et la tournure pleine d’amertume et de tristesse prise dans les dernières pages vient le souligner tout en subtilité. Les histoires d’amour finissent toujours, bien ou mal, une évidence qu’il est bon de rappeler, surtout avec autant de finesse et de grâce.

Je découvre ici la plume d’un auteur qui me touche en plein cœur. Un auteur décédé en 2014, peu de temps avant la parution de ce roman aux États-Unis. Il me reste à découvrir ses autres livres, en commençant par « Le chant des plaines », que beaucoup considèrent comme son chef d’œuvre.

Nos âmes la nuit de Kent Haruf. Robert Laffont, 2016. 170 pages. 18,00 euros.


Les avis de Keisha, Electra et Zazy.








mercredi 12 octobre 2016

Forçats T1 : Dans l’enfer du bagne - Bedouel et Perna

« Vous voulez que je vous raconte le bagne ? Alors je vais vous parler de la Guyane. Parce que le véritable enfer n’est pas ici, entre les murs de ce cachot… mais dehors, tout autour. […] On peut dire, sans risquer de se tromper, que la Guyane est juste une putain de forêt vierge où l’homme n’a pas sa place. Pour avoir une chance d’y survivre, il faut se garder des serpents venimeux qui tombent des arbres ou se faufilent entre les herbes hautes de la savane. Des colonnes de fourmis s’y déplacent jour et nuit, dévorant tout sur leur passage. Certaines font deux centimètres de long et leur venin peut tuer un bœuf. Et puis il y a les mouches. Elles vous attaquent, pire que des abeilles et piquent au sang ou pondent leurs œufs sous la peau, jusqu’à vous rendre dingue. Vous voulez que je vous dise, m’sieur ? Ici pas besoin de barbelés ni de gardiens ».

Ce témoignage est recueilli par le journaliste Albert Londres à Cayenne, en 1923. Il lui est fourni par Dieudonné, membre supposé de la bande à Bonnot envoyé au bagne après un procès inique. Enfermé suite à une tentative d’évasion, Dieudonné se confie et montre à Londres l’innommable réalité d’une vie de bagnard. Une prison à ciel ouvert où l’état français a mis en œuvre une déportation de masse pour se débarrasser de ses criminels les plus dangereux. Une prison à ciel ouvert où la durée de vie moyenne n’excède pas cinq ans. Une prison à ciel ouvert où l’on paie pour attraper la tuberculose ou la lèpre afin de s’offrir un séjour prolongé à l’infirmerie et s’extraire de l’horreur du quotidien.

« Jamais je n’oublierai ce que j’ai vu ici. Quelle que soit la nature des crimes qu’ils ont commis, ces hommes ne méritent pas le traitement indigne que la république leur inflige. Rien ne justifie qu’on dépossède à ce point un homme de son humanité. La Guyane est une machine à broyer, sans distinction ni remords ».

Je crois que j’ai lu tout Albert Londres dans ma jeunesse. Au-delà de son engagement, de sa vision du journalisme (« notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie »), j’ai adoré son écriture, son lyrisme contenu et sa façon incroyablement puissante de vivre et de raconter chacun de ses reportages. C’est un plaisir de le retrouver ici dans cette libre adaptation de son recueil d'articles « Au bagne », adaptation fidèle à la réalité historique mais prenant parfois les accents d’un roman d’aventure.

Graphiquement, je découvre avec bonheur le trait aiguisé de Fabien Bedouel, ses grands aplats noirs, son bleu profond, son rouge sang, sa façon de retranscrire l’atmosphère suffocante et la violence de la colonie pénitentiaire, l’absence totale d’espoir et de lumière pour les condamnés.

Une plongée dans l’indicible sur les pas d’Albert Londres pour rappeler à quel point Cayenne et son bagne sont à jamais restés une honte pour la France (d'ailleurs l'enquête du journaliste aura un tel retentissement qu’elle aboutira à la fermeture du pénitencier de Saint-Laurent-du-Maroni).

Forçats T1 : Dans l’enfer du bagne de Bedouel et Perna. Les arènes, 2016. 64 pages. 15,00 euros.











mardi 11 octobre 2016

Happy-End - Anne Loyer

Les journées de Tom sont réglées comme du papier à musique. Le matin c’est sardines à l’huile au petit déjeuner, toilette rapide, installation devant la télé puis déjeuner avec maman. L’après-midi c’est le parc, le goûter, le passage chez le marchand de journaux. Le soir douche, repas devant le JT et lectures de contes au moment du coucher. Tom a 17 ans. Pour les moqueurs, c’est un attardé. Pour sa mère, il est Tompouce, un garçon différent, un colosse, un esprit d’enfant dans un corps d’adulte.

Depuis que sa nouvelle voisine Béa est arrivée, Tom est fasciné. Il la trouve belle et mystérieuse avec ses yeux tristes et ses vêtements noirs. Béa s’est installée avec son père, un homme sévère et brutal. Tom voudrait la protéger, il s’imagine en prince charmant. Un prince prêt à tout, même à bousculer un quotidien si bien réglé pour venir en aide à sa princesse…

Anne Loyer n’a pas peur de s’attaquer à des sujets difficiles. Les grossesses d’ados (Candy), les secrets de famille qui bouleversent les enfants (Comme une envie de voir la mer) ou encore un fugueur s’échappant d’un centre pour mineurs (La Belle Rouge). Et à chaque fois je suis resté admiratif devant sa capacité à incarner avec réalisme ses personnages. Ici, elle met en scène un simple d’esprit confronté pour la première fois au sentiment amoureux. Sans caricature ni angélisme, elle exprime à travers la voix de Tom la candeur et le regard tendre porté sur le monde par un gamin attachant en diable.

Un texte court, simple, direct et émouvant.  

Happy-End d’Anne Loyer. Alice Éditions, 2016. 64 pages. 11,00 euros. A partir de 15 ans.


Une nouvelle lecture jeunesse que j'ai une fois encore le plaisir de partager avec Noukette.









lundi 10 octobre 2016

Le vieux saltimbanque - Jim Harrison

Le vieux saltimbanque a tiré sa révérence le 26 mars dernier. Un mois plus tôt paraissait ce recueil en forme de testament littéraire. L’auteur de Légendes d’automne y relate ses souvenirs, fragments de vie remontant de façon aléatoire le cours d’une mémoire forcément sélective. Une autobiographie à la troisième personne pour « échapper à l’illusion de la réalité » dont chaque épisode est pourtant on ne peut plus véridique. En vrac, il parle de la perte de son œil gauche à l’âge de sept ans, de la mort de sa sœur à dix-neuf ans et de celle de son père dans un accident de la route. Autres thèmes abordés, le mariage, son infidélité et son alcoolisme chroniques, sa passion pour la cuisine, le sexe, les femmes, le vin et la France. Mais aussi son parcours professionnel depuis sa décision de devenir poète à l’adolescence, ses années de prof de fac, sa difficulté à vivre de sa plume et la manne assurée par l’écriture de scénarios pour Hollywood.

La nature reste au cœur de son existence, dans le Montana et en Arizona. L’épisode le plus cocasse et le plus touchant est celui où il raconte avoir acheté sur un coup de tête une truie enceinte et passé les mois suivants à voir grandir avec amour les porcelets. Une passion dévorante où le vieil homme, débordant de tendresse, semble parfaitement épanoui. Moins reluisantes ses frasques alcoolisées, son attirance pour les étudiantes ou son incapacité à gérer correctement l’argent gagné au fil des années.

J’ai adoré retrouver l’écriture fluide et bourrue, la légèreté de ton et l’humour d’Harrison. Aucune tristesse dans ces pages où ne cesse de planer l’ombre de la Grande Faucheuse. Beaucoup d’humilité et de lucidité, une bonne dose d’autodérision aussi, notamment lorsqu’il relate la disparition du désir et de sa virilité, sa crainte de finir sur le banc des vieux croulants installés face à l’hôtel de ville que tout le monde surnomme « le banc des bites mortes ».

Un recueil comme une dernière salve, sincère et malicieuse, sans le moindre filtre, à l’image de ce grand monsieur libre et indomptable qui n’aura cessé de brûler la chandelle par les deux bouts.

Le vieux saltimbanque de Jim Harrison. Flammarion, 2016. 150 pages. 15,00 euros.





samedi 8 octobre 2016

Les lectures de Charlotte (24) : Une île sous la pluie de Morgane de Cadier et Florian Pigé


Il existe une île où il pleut chaque jour du matin jusqu’au soir. Juste à côté se trouve une seconde île sur laquelle il ne pleut jamais. Les habitants de la première île ont constamment la mine triste et sortent toujours avec un parapluie. « Ce sont des chats très distingués : ils ne se mouilleraient pour rien au monde ». Le jour où un habitant de l’île ensoleillée débarque chez eux à la nage, ils s’offusquent. Ce matou vulgaire saute dans les flaques et danse en riant sous la pluie, c’est une honte ! Après avoir vainement tenté d’éduquer ce sauvageon comme il se doit, les chats au parapluie décident de le chasser de chez eux. Une décision dont ils vont vite se mordre les doigts…

Un album intelligent qui démontre à quel point il importe de s’enrichir de nos différences. L’ouverture à l’autre, l’entraide et le nécessaire changement de comportement face à l’étranger sont également abordés tout en suggestion au fil de cet ouvrage au format à l’italienne où chaque double page offre au regard une grande profondeur.



Et si on cessait de vouloir à tout prix intégrer car au final, n’est-ce pas ce qui tue l’identité ? Charlotte adore le déroulement de l’histoire, la mine chafouine des chats n’aimant pas l’eau et l’insouciance du sauvageon. Un album malheureusement de circonstance dont le message positif apporte un peu de lumière dans la grisaille ambiante.

Une île sous la pluie de Morgane de Cadier et Florian Pigé. Balivernes, 2016. 40 pages. 13,00 euros.






jeudi 6 octobre 2016

Là où les lumières se perdent - David Joy

« Rester me semblait tout simplement inimaginable. J’ai alors su qu’il y avait dans ce monde des choses ben pires que mourir, des choses qui pouvaient pousser un homme à accueillir la mort comme une vieille amie le moment venu. Et rester en était une. Rester signifiait qu’avec le temps je deviendrais exactement comme lui. »

Rejeton d’un baron de la drogue, Jacob sait que son chemin est tout tracé. Mais contrairement à son père, Jacob n’est pas un gros dur violent et impitoyable. Contrairement à son père, il garde de l’affection pour sa mère camée jusqu’à l’os qui sombre peu à peu dans la folie. Contrairement à son père, il se verrait bien quitter ce trou paumé des Appalaches dont il n’est jamais sorti depuis sa naissance. Car contrairement à son père, Jacob éprouve des sentiments. Il s’imagine un avenir avec Maggie, cette copine d’enfance qui est devenue sa petite amie. Mais pour que cet avenir puisse se concrétiser, il va lui falloir couper le cordon. Et pour couper le cordon, pas d’autre solution que de tuer le père…

Là où les lumières se perdent, c’est l’histoire d’une impossible rédemption, l’histoire d’un drame inévitable. Le poids de l’atavisme a ici tout de la malédiction. L’hérédité que voudrait fuir Jacob est une chape de plomb pesant trop lourd pour ses frêles épaules. S’en extraire nécessite des choix douloureux qu’il ne semble pas encore prêt à faire, sauf si, poussé par les circonstances et la rancœur, il décide d'agir sans réfléchir.

Un premier roman sombre au titre on ne peut plus évocateur. Le récit emmène le lecteur vers une tragédie à venir dont personne ne doute dès les premières pages. Une noirceur qui n’est pas sans rappeler des auteurs tels que Benjamin Whitmer, John Bassoff ou Jake Hickson. Du polar « redneck » qui ne brille certes pas par son originalité mais reste diablement efficace. La fin, aussi prévisible que crépusculaire, m’a beaucoup plu.

Là où les lumières se perdent de David Joy. Sonatine, 2016. 300 pages. 19,00 euros.






mercredi 5 octobre 2016

Martha et Alan - Emmanuel Guibert

Emmanuel Guibert, après avoir relaté dans les grandes lignes l’enfance californienne de son regretté ami Alan Ingram Cope, s’attarde cette fois sur la relation particulière tissée par ce dernier à l’âge de cinq ans avec une petite fille rencontrée dans la cour d’école. Martha, rejetée par ses camarades de classe, a trouvé d’emblée en Alan un ami fidèle. De ceux que l’on invite à la maison pour le goûter, de ceux avec lesquels on grimpe aux arbres où on fait de la balançoire. A sept ans tous deux sont devenus enfants de chœur et ont mené avec brio la chorale de l’église à chaque fête importante : « Je chantais très bien et elle aussi. Vraiment, nous avons eu des années de bonheur, ensemble ».

A onze ans, Alan perd sa mère. Sa nouvelle belle-mère lui interdit de voir la petite fille : « Peu à peu, c’est devenu une habitude de ne plus voir Martha. On n’était plus dans la même école, on habitait très loin, je n’avais pas de vélo et puis on a déménagé ». A 18 ans, appelé sous les drapeaux en pleine seconde guerre mondial, le futur soldat veut revoir son amie avant de partir pour l’Europe. Ce sera la dernière fois...

Que dire face à cet album tendre et mélancolique à l’esthétique soignée ? Que c’est beau comme du Guibert. Et qu’il est toujours fascinant de découvrir sa manière sobre et poignante de relater des petits riens où l’anodin ne cesse de faire monter l’émotion. Le récit est un enchaînement de somptueux tableaux accompagnés de récitatifs à la première personne où résonne la voix d’Alan. L’auteur déploie au fil des pages une fresque intimiste où se mêlent pudeur et nostalgie. Il montre ce qui fut entre Alan et Martha mais aussi, entre les lignes, ce qui aurait pu advenir.



Les dessins, réalisés sur des feuilles de plastique transparent à l’aide d’encre, de crayons aquarellés et de pigments de gouache mêlés à de la cire, sont d’une beauté à couper le souffle et rappellent les œuvres de Norman Rockwell.

Une sublime peinture de l’Amérique des années 30 dont le propos, alliant simplicité et humanité, touche à l’universel.

Martha et Alan d’Emmanuel Guibert. L’Association, 2016. 120 pages. 23,00 euros.


mardi 4 octobre 2016

Intimidation - Harlan Coben

Voilà, c’est fait, j’ai lu un thriller du grand maître du genre. Enfin il paraît que c’est le grand maître du genre, perso je n’y connais rien en thriller et je passe mon temps à dire que je fuis ce type de roman comme la peste.

Pourquoi cette lecture alors ? Parce que j’ai eu besoin de comprendre. Comprendre pourquoi ce Harlan Coben fascine ma femme à ce point. Pourquoi le soir venu, alors que je l’invite avec toute la conviction nécessaire à faire un gros câlin, elle me snobe pour rester avec Harlan. Et ce n’est même pas une excuse bidon genre « j’ai mal au crâne », non, non, c’est un sincère « attends, je termine mon chapitre » qui s’éternise tellement que je finis par m’endormir en me la collant derrière l’oreille. Donc j’ai voulu savoir ce que ce mec avait de plus que moi. Bordel.

Intimidation, c’est l’histoire d’un secret. Un secret révélé à Adam Price par un inconnu dans un bar. Un secret que sa femme lui cache depuis des années. Après avoir refusé de donner la moindre explication à propos de ce secret, l’épouse disparaît et envoie un mystérieux SMS. Disparition volontaire ? Enlèvement ? Meurtre ? Adam se lance à corps perdu dans une enquête dont il ne sortira pas indemne (je le vends bien, hein !).

La pile d'Harlan Coben au pied de notre lit...


Pourquoi ça fonctionne à ce point ? A vrai dire je me le demande. Ok, il y a un côté addictif. Ok, le gars prend son temps, il soigne les préliminaires, caresse la lectrice dans le sens du poil, la fait frissonner et la réchauffe quand il faut. Il change de point de vue comme on change de position pour offrir une respiration au cœur de l’action avant de mieux revenir aux fondamentaux. Il joue sur le tempo (lent, rapide, trépidant), donne le rythme et offre cette accélération finale qui fait la différence.

Mais punaise, il n'y pas non plus de quoi grimper aux rideaux ! Ça reste un page-turner, un truc dont on dévore les courts chapitres à toute vitesse pour connaître la suite sans s’arrêter sur la profondeur des personnages et de l’intrigue. L’écriture, truffée de dialogues, est plate comme le dos de la main et les grosses ficelles scénaristiques sautent aux yeux, même pour un novice du genre comme moi.

En gros, c’est mécanique : des enchaînements qu’on voit venir de loin, zéro prise de risque, aucune passion. Tout juste se contente-il de faire monter l’intensité crescendo (ce qui est déjà pas mal, je le concède). Pour autant, ce n’est pas parce qu’on a trouvé une technique efficace qu’il est interdit de varier les plaisirs. Où est l‘effet de surprise sinon ? Franchement, monsieur en fait des caisses mais on est à la limite de l’esbroufe. Ok, je suis un peu (beaucoup) de mauvaise foi sur ce coup-là. Mais je déteste l’idée qu’un auteur perturbe ma vie sexuelle, faut me comprendre. L’évidence c’est qu’il sait y faire et que j’ai du mal à soutenir la comparaison. L’enfoiré.

Intimidation d’Harlan Coben. Belfond, 2016. 375 pages. 21,50 euros.









lundi 3 octobre 2016

Hiver à Sokcho - Elisa Shua Dusapin

Sokcho en hiver. Une improbable station balnéaire sud-coréenne, tout près de la frontière ultra-militarisée avec la Corée du Nord. Désertée à cette période de l’année, la pension décrépie où travaille la narratrice accueille un dessinateur de BD français en quête d’inspiration. Entre eux le courant passe en mode alternatif. Elle occupe ses journées entre le ménage, la cuisine et les visites à sa vieille mère. Lui, taciturne, solitaire, lui demande parfois de l’accompagner dans ses sorties et l’ignore le reste du temps. Ils se croisent, s’effleurent, s’éloignent et mettent leurs émotions en sourdine.

Le froid, la neige, l’ennui. Ce premier roman traversé par la mélancolie et dépouillé à l’extrême exhale une atmosphère étrange à la fois pleine de pudeur et de tension érotique contenue. Attente, silences, hésitations, dialogues épurés de tout bavardage excessif et envahissement du désir, cette rencontre de deux solitudes qui s’attirent et se repoussent possède de forts accents durassiens. Franchement, je suis bluffé par la maturité de l’écriture d’Elisa Shua Dusapin. A 24 ans, son utilisation magistrale de l’ellipse, son mépris de la parole vaine, du développement inutile, impressionne. Avec une force d’évocation et de suggestion sidérante, elle va droit au but, à l’essentiel.

De l’indifférence à la naissance du sentiment amoureux, chacun intériorise, conscient que les silences sont plus signifiants que toute parole. La lenteur du récit et les images semblant défiler au ralenti expriment un bouleversement immobile où la passion affleure sans jamais déborder, sans jamais sortir du cadre. Un charme assez inexplicable se dégage de ce texte où les non-dit règnent en maître. Un des premiers romans les plus singuliers de cette rentrée.

Hiver à Sokcho d’Elisa Shua Dusapin. Zoé, 2016. 140 pages. 15,50 euros.





samedi 1 octobre 2016

Les nouvelles aventures de Gai-Luron T1 - Pixel Vengeur et Fabcaro d’après Gotlib

Ça me gave cette mode actuelle consistant à reprendre une série « mythique » de la BD franco-belge pour la remettre au goût du jour avec de nouveaux auteurs. Mais pour Gai-Luron, je veux bien faire une exception. D’abord parce que son créateur est l’inégalable Marcel Gotlib, ensuite parce que son « repreneur » n’est autre que le génial Fabcaro (Zaï, zaï, zaï, zaï).

Gai-Luron est un personnage né en 1964 dans les pages du journal Vaillant. Chien flegmatique fortement inspiré par le Droopy deTex Avery (Gotlib en a toujours revendiqué la filiation), Gai-Luron ne sourit jamais et semble en permanence à moitié endormi. Philosophe qui s’ignore, ce cabot est le personnage le plus « sage » de l’univers Gotlibien, loin de la transgression d’un Superdupont ou d’un Pervers Pépère. Décalé, poétique et absurde, l’humour de cette série ne pouvait à l’évidence que convenir à Fabcaro.


S’il respecte l’esprit du maître, le scénariste pose sa patte sur plusieurs séquences, notamment les extraits d’émissions télé ou quelques running gags dont il a le secret. Surtout, s’il a gardé les gags individuels, tous sont reliés par un fil rouge qui donne au final une histoire complète : Gai-Luron tente de séduire la jolie Belle-Lurette mais il s’y prend comme un manche et doit en plus affronter un rival pour lequel sa dulcinée a des yeux de Chimène.

Bon, qui aime bien châtie bien alors j’annonce d’emblée que quelques chutes tombent à plat et que, malgré un talent évident, le trait de Pixel Vengeur n’atteindra jamais la qualité de celui de Gotlib. Mais franchement, je suis bluffé par la qualité de l’ensemble. Entre non-sens et gros délire, c’est un vrai plaisir de retrouver la mine fatigué et triste de cet anti-héros lymphatique don les frasques ont illuminé mon enfance. Alors pour une fois je ne vais pas ronchonner en vous disant  que « c’était mieux avant » ou qu’il n’y a rien de plus facile que de faire du neuf avec du vieux, et je vais vous encourager fortement à découvrir cette reprise aussi moderne que fidèle.

A gauche la reprise, à droite l'original


Les nouvelles aventures de Gai-Luron T1 de Pixel Vengeur et Fabcaro d’après Gotlib. Fluide Glacial, 2016. 48 pages. 10,95 euros.