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lundi 20 février 2017

Le promeneur d’Alep - Niroz Malek

Il y a celle qui se trouve au loin, celle qui « a laissé un très beau baiser sur [son] cou, un autre sur [sa] bouche et un troisième sur [son] épaule ». Il y a ces gens qui coupent les arbres dans les parcs et les jardins publics pour se chauffer. Il y a les amis qui sont partis, se sont dispersés et sont maintenant « des expatriés, des bannis, des migrants, des exilés ». Et « ceux qui sont morts de toutes les manières possibles ». Il y a ce garçon trisomique fauché par une rafale de mitraillette. Il y a cet amour d’enfance « tuée par la balle d’un sniper ». Il y a ce soldat qui voudrait que le poète écrive une lettre d’amour à sa fiancée. Et tout autour il y a Alep en ruine, Alep en guerre, Alep martyrisée qui baigne dans le sang.

Niroz Malek n’a pas voulu quitter sa ville. Il arpente ses rues, passe les barrages, vit avec les coupures d’électricité, le bruit des déflagrations, les murs qui tremblent après une explosion. Il vit la peur au ventre, croise des fantômes, attend le retour de sa femme emprisonnée, retrouve des connaissances au café et traverse la cité malgré les dangers.

Le promeneur d’Alep, c’est un peu Delerm sous les bombes. Une écriture minuscule, une succession de tableaux pour dire les petits riens d’une existence sous la mitraille. Ce sont les mots d’un homme traumatisé par les atrocités mais qui refuse de les décrire de façon brutale et réaliste. Son témoignage est avant tout poétique, aussi sensible que bouleversant, sans jamais tomber dans le pathos ou le larmoyant. Il décrit des ambiances, un cheminement de l’esprit  perturbé par un environnement des plus anxiogènes. Et pourtant cette description du quotidien garde en permanence une petite note lumineuse, une sorte de minimalisme solaire qui traverse chaque texte et transcende l’horreur pour extirper la beauté des décombres. Comme pour apaiser les plaies béantes de la guerre avec la force de l’écriture.

Le promeneur d’Alep de Niroz Malek (Traduit de l’arabe par Fawaz Hussein). Le Serpent à plumes, 2015. 155 pages. 16,00 euros.  



Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec ma chère Moka.



lundi 4 janvier 2016

Neverhome - Laird Hunt

« J’étais forte, lui pas. Ce fut donc moi qui partis au combat pour défendre la République ».

Guerre de Sécession. Constance abandonne sa ferme de l’Indiana et s’engage dans l’armée nordiste à la place de son homme. Tant par amour que par conviction. Cheveux coupés, poitrine bandée, muscles saillants, Constance devient Ash, un soldat comme un autre, qui ne rechigne pas à la tâche et révèle des talents de tireur d’élite. Un soldat bien plus courageux que la moyenne, montant au front sans jamais reculer d’un pouce, se libérant après avoir été capturé par l’ennemi avant d’être interné dans un asile psychiatrique. Un soldat qui restera marqué à vie par le conflit, hanté par des fantômes  du passé (sa mère) et du présent (tous ceux croisés sur les champs de bataille).

Les historiens estiment à cinq cents le nombre de femmes s’étant travesties afin de partir combattre pendant la guerre de Sécession. Laird Hunt ne donne pas dans le documentaire, il offre un récit picaresque, le récit d’une tragédie où se côtoient la dure réalité d’un conflit abominable et des passages onirico-fantastiques. Constance/Ash n’est pas épargnée par les épreuves, par les blessures tant physiques que psychologiques. Elle souffre, se bat et survit, mais ne sortira pas indemne d’une telle épreuve.

Neverhome relate les dégâts causés par le syndrome du stress post-traumatique que personne n’était capable de nommer à l’époque. C’est aussi l’histoire d’un départ et d’un impossible retour (d’où le titre). Une sorte d’Ulysse revisité où, une fois démobilisée, Constance s’engage dans un long et sinueux périple pour retrouver son foyer et son époux. Un superbe roman à la fois épique et psychologique, proposant un regard décalé sur la guerre et tenant du conte allégorique, du monologue intérieur et de la réflexion philosophique. Laird Hunt m’avait séduit avec Les bonnes gens, il m’a littéralement enchanté avec cette plongée dans le douloureux passé de son pays.

Neverhome de Laird Hunt. Actes Sud, 2015. 260 pages. 22,00 euros.



dimanche 13 décembre 2015

La couleur de l’eau - Kerry Hudson

Alena, échappée des griffes d’un souteneur après avoir rallié Londres depuis sa Russie natale, est prise en flagrant délit de vol de chaussures par Dave, vigile célibataire ayant grandi dans une cité. La rencontre de ces laissés-pour-compte aux parcours douloureux, qui vont finir par s’installer ensemble dans le minuscule appartement de Dave, sera le point de départ d’une cohabitation mouvementée où chacun tentera à sa manière d’apprivoiser l’autre, malgré les zones d’ombres et les blessures intimes...

Une histoire d’amour pleine d’aspérités entre deux antihéros cabossés et attachants. Kerry Hudson décrit avec réalisme la vie animée des quartiers pauvres, le quotidien des classes sociales les plus modestes, leur soif de vivre, leurs rêves qui persistent malgré un horizon bouché. Sans optimisme béat, sans misérabilisme ou mièvrerie. Elle dit aussi avec une belle sensibilité les balbutiements de l’amour, ces moments charnières où une relation se développe, dans le respect et l’attirance de l’autre, entre peur, espoir et petites lâchetés quotidiennes.

Un couple d’amoureux doux, sensibles, fragiles et incapables de se livrer totalement malgré l’évidence de leur « connexion naturelle ». J’aurais dû être totalement emballé. Oui mais voila, j’ai lu il y a peu Dandy, qui racontait une histoire très semblable. Et le couple «Artie / Jolene »  de Dandy continue de me hanter avec une force inégalable. Car le roman de Krawiec offre une narration plus décomplexée, des scènes d’anthologie et un humour omniprésent malgré le désespoir ambiant. Dandy m’a marqué au fer rouge et malgré ses évidentes qualités, « La couleur de l’eau » ne peut soutenir la comparaison. Pour autant, il serait malhonnête de ne pas reconnaître que Kerry Hudson signe, avec ce prix Femina étranger 2015, un second roman aussi ambitieux qu’émouvant.

La couleur de l’eau de Kerry Hudson. Editions Philippe Rey, 2015. 348 pages. 20,00 euros.


Les avis de Keisha et Sylire


jeudi 10 décembre 2015

A ce stade de la nuit - Maylis de Kerangal

Octobre 2013. La narratrice entend le mot « Lampedusa » au moment où on annonce à la radio le naufrage d'un navire venu de Libye et la mort de plus de 300 migrants. Commence alors une nuit de divagation où ce mot va raviver en elle des évocations de voyages, d’îles, de films, de livres. A chaque stade de la nuit un souvenir remonte, et au fil des heures, au fil des pages, se décline une méditation très personnelle, intime, touchant parfois (et paradoxalement) à l’universel.  

A ce stade de mon billet, je me demande pourquoi je vous parle de ce livre. J’ai voulu redonner une chance à Maylis de Kerangal, dont le fameux « Réparer les vivants » ne m’avait pas convaincu, c’est rien de le dire. Je l’avais par la suite découverte dans un registre différent avec l’album  « Hors Piste » (sympa sans plus). Jamais deux sans trois…

Ce petit recueil tient pour moi du journal intime qui, par définition, ne regarde que soi. Forcément, du coup, ce partage m’interpelle. Quel est l’intérêt de cet exercice très autocentré ? Je n’arrive pas à répondre à cette question, ce qui est quand même particulièrement embêtant. A part ça l’écriture est belle, le lexique d’une grande richesse, le rythme des phrases parfaitement tenu. Sans compter que l’avant dernier chapitre est splendide, enfin au cœur du sujet si je puis dire. Mais c’est bien le seul dont la divagation m’a touché au cœur et aux tripes. Trop peu trop tard.

A la base, ce texte est le fruit d’une commande passée à l’occasion des 14èmes Rencontres littéraires des pays de Savoie l’an dernier. Le ressortir des tiroirs au moment où la question des réfugiés est d’une brûlante actualité, pourquoi pas, mais personnellement j’y vois une certaine forme d’opportunisme. J’ai peut-être l’esprit mal placé (sans doute même, on n’arrête pas de me le dire), n’empêche…

A ce stade de la nuit de Maylis de Kerangal. Verticales, 2015. 74 pages. 7,50 euros.




vendredi 4 décembre 2015

Fable d’amour - Antonio Moresco

« Par une fin d’après-midi pluvieuse, assise sur une chaise à regarder la pluie couler sur la vitre de sa fenêtre, se sentant loin de tout et de tous et complètement seule et vide, elle se souvint tout à coup de ce vieux fou et de leur amour impossible. Elle se souvint que, dans sa vie, un temps, il y avait eu cette inconcevable rencontre et qu’elle avait cru, elle aussi, que l’impossible était possible, que c’était là la seule chose possible pour pouvoir vivre dans un monde pareil. »

Antonio et Rosa. Le vieux fou et la fille merveilleuse. La belle et le clochard. Elle le ramasse dans la rue, crasseux, infesté de parasites, dormant sur des cartons, se nourrissant dans les poubelles, avec sur le dos des vêtements récupérés dans des conteneurs. Elle le ramène chez elle après avoir prononcé un seul mot : « viens ». Elle le lave, l’épouille, l’habille. Elle lui accorde une place dans son lit. Ils s’aiment. Puis elle le rejette avec une infinie violence. De retour dans la rue, le vieux fou se laisse mourir. Et pourtant, leur histoire ne fait que commencer…

A lire mon résumé comme ça, on dirait du Musso ! Sauf que non. Du tout (et encore heureux). En fait à première vue ce texte, c’est à n’y rien comprendre. Du moins si on reste les pieds sur terre, engoncé dans une vision prosaïque des choses. Mais si on se laisse prendre par la main, emmené dans cet univers hors du temps et de la réalité la plus concrète, si l’on accepte l’aspect invraisemblable de la situation et de ses rebondissements, l’enchantement nous guette.

Moresco est un conteur qui s’autorise toutes les libertés sans perdre de vue le sens de son propos. Sa fable d’amour possède des accents métaphysiques et une construction créative où, comme il le dit lui-même dans la postface, « la cruauté et la douceur, la désolation et l'enchantement, la réalité et le rêve, la vie et la mort », finissent par se confondre. J’ai adoré la clarté, la limpidité de son écriture. Interrogé par « Le matricule des anges » en septembre dernier, son traducteur Laurent Lombard parle d’une voix « pas complètement enfantine ni adulte », et je crois que c’est exactement ça.

Qu’il fait du bien ce conte de fées moderne avec un happy end aussi improbable que revigorant ! Allez, je laisse le dernier mot au traducteur : « Dans ce roman […] s’estompent la réalité et le réalisme, jaillit l’énergie de la fable et de l’impossible, bouillonne le désordre que nous portons en nous. » Pas mieux !

Fable d’amour d’Antonio Moresco. Verdier, 2015. 125 pages. 14,00 euros.

Les avis d’Aifelle, AlexMirontaine et Pativore.







lundi 30 novembre 2015

Une vie entière - Robert Seethaler

« Comme tous les êtres humains, il avait, lui aussi, nourri en son for intérieur, pendant sa vie, des idées et des rêves. Il en avait assouvi certains, d’autres lui avaient été offerts. Beaucoup de choses étaient restées inaccessible ou lui avaient été arrachées à peine obtenues. Mais il était toujours là. »

Andreas Egger, né en 1898. Orphelin élevé à la dure par un fermier qui le battait comme plâtre, au point de le rendre définitivement boiteux un soir de dérouillée plus appuyée que les autres. Le lecteur le découvre à 33 ans, au moment où il rencontre Marie, qui deviendra sa femme. Dans ces montagnes autrichiennes où il passa sa vie, Andreas connut l’amour, une avalanche dévastatrice, l’arrivée du progrès et la construction des premiers téléphériques à laquelle il participa activement. Puis vint la guerre. Envoyé sur le front de l’Est, il fut prisonnier dans un camp russe et ne rentra chez lui qu’en 1951, pour devenir guide de montagne.

J’ai bien fait d’écouter Le petit carré jaune qui m’a chaudement recommandé ce roman. Forcément j’ai aimé ces petits riens d’une petite vie. Le destin d’apparence minuscule d’un taiseux épris de silence et de solitude ne pouvait que me parler. L’écriture se veut discrète, épurée à l’extrême, cheminant à son rythme, sans esbroufe. Un dépouillement proche d’une forme d’humilité bien loin des modes actuelles, et qui m’a parfois rappelé le meilleur de De Luca.

Une vie entière loin de la clameur du monde, à la fois heureuse et douloureuse, comme toute vie qui se respecte. Une vie d’isolement au cœur des montagnes, dont la beauté est restituée avec une touchante sobriété. Et puis ces dernières phrases, que j’aimerais faire miennes au soir de ma propre vie : « Il ne s’était jamais trouvé dans l’embarras de croire en Dieu, et la mort ne lui faisait pas peur. Il ne pouvait pas se rappeler d’où il venait, et en fin de compte ne savait pas où il irait. Mais, à cet entre-temps qu’était sa vie, il repensait sans regret, avec un petit rire saccadé et un immense étonnement. »

Un roman magnifique, tout en simplicité et en retenue.

Une vie entière de Robert Seethaler. Sabine Wespieser, 2015. 160 pages. 18,00 euros.



jeudi 26 novembre 2015

Les lumières de Central Park - Tom Barbash

Une mère divorcée ne veut pas que son garçon fréquente une serveuse bien plus âgée que lui. Un mari reçoit ses amis pour fêter Thanksgiving alors que son épouse l’a quitté la veille. Il justifie l’absence de sa moitié en lui inventant un déplacement professionnel. Un ado se rappelle de l’accident de voiture où son frère a perdu la vie, par sa faute. Un apprenti promoteur immobilier arnaque un vieux couple dont il a peu à peu gagné la confiance. Un professeur d’université d’origine indienne supporte mal que son fils couche avec l’une de ses étudiantes. Un jeune homme s’agace des conquêtes de son père, veuf depuis peu. Treize nouvelles en tout, empreintes de tristesse et de solitude.

Ça m’agace de plus en plus cette manie qu’ont les éditeurs d’en appeler à la figure tutélaire de Carver dès qu’il s’agit de présenter un recueil de nouvelles américaines. Arrêtons de comparer l’incomparable. D’ailleurs ici, point de pauvres hères déboussolés comme chez le grand Raymond mais plutôt des gens qui ont tout pour être heureux, à qui il ne manque rien, et qui se sentent pourtant totalement démunis.

Barbash entraîne ses personnages à un point de rupture, au bord du précipice. Des personnages qui se débattent comme ils peuvent et constatent qu’il n’y pas grand-chose à faire pour échapper à la chute. Le tout dans un style direct et épuré, loin de toute circonvolution psychologique plombante. Le plus incroyable est qu’il nous amène à aimer ces êtres si imparfaits, lâches ou égoïstes. Peut-être parce qu’à travers leurs plaies, leur chagrin, leurs angoisses et leurs regrets se reflète ce qu’il y a de plus humain en chacun de nous.

Sobre et mélancolique. Forcément, j’ai beaucoup aimé.

Les lumières de Central Park de Tom Barbash. Albin Michel, 2015. 258 pages. 22,90 euros.


L'avis de Cathulu

vendredi 20 novembre 2015

Les portes de l’enfer - Harry Crews

Cumseh, Géorgie, un dimanche. A la maison de retraite débarquent une cubaine adepte du vaudou, une amoureuse transie venue rencontrer le grand et beau jeune homme avec lequel elle correspond depuis des mois et un vendeur de concessions funéraire persuadé d’avoir trouvé de futurs clients. Se trouvent déjà sur place des résidents plus ou moins gâteux, un pasteur véreux de l’église du Christ Universel, Axel, l’imposante propriétaire des lieux et Jefferson Davis, son nain masseur à la poigne de fer qui adore lui triturer les seins comme on malaxe du bon pain.

Un casting cinq étoiles, digne du maître incontesté du Southern Gothic qui reste une influence majeure pour des auteurs comme J.R Lansdale ou D. Ray Pollocck. Harry Crews (1935-2012) est un auteur à part, un auteur que j’aime d’amour tant son univers déjanté, son humour noir et sa passion pour les Freaks me conviennent parfaitement. De lui, j’ai déjà lu et adoré « Nu dans le jardin d’Eden » et « Le chanteur de Gospel », ses deux premiers romans. Celui-ci est le troisième, inédit en France et publié aux États-Unis en 1970.

Qui aime bien châtie bien alors je vais être honnête et reconnaître que je me suis pas mal ennuyé avec ces « Portes de l’enfer ». L’action est ramassée sur vingt-quatre heures, tout devrait donc aller très vite et pourtant, j’ai trouvé le temps long. L’intrigue manque d’épaisseur et l’histoire m’est apparue sans relief. On est toujours dans le sud profond, face à des êtres cabossés, à la marge, un brin dérangés et en pleine misère sexuelle (tout ce que j’aime quoi !), mais la magie n’opère pas, en dehors d’une scène d’anthologie entre la sorcière cubaine et le nain psychotique qui vaut à elle seule la lecture du roman.

Une tragi-comédie dont la mayonnaise a du mal à prendre. Trop de personnages, trop décousu et un scénario qui ne décolle pas. La traduction de l’excellent Patrick Raynal n’y change rien, la déception est à la hauteur des espoirs que je plaçais dans ce texte. Pour autant, je retrouverai Harry Crews avec plaisir, et je suis ravi de savoir qu’il me reste une quinzaine de ses œuvres à découvrir.

Les portes de l’enfer d’Harry Crews. Sonatine, 2015. 282 pages. 13,00 euros.






lundi 9 novembre 2015

Leilah Mahi 1932 - Didier Blonde

Un billet un peu particulier aujourd’hui. J’ai lu ce livre il y a plus de trois semaines et je n’ai pas gardé mon exemplaire. Donc au moment de vous en parler, il m’en reste un souvenir assez précis mais pas aussi net que si je venais de le refermer. Et finalement c’est une très bonne chose que mon ressenti sois « diffus » car il correspond bien à l’esprit de ce récit. Si je n’ai plus mon exemplaire, c’est parce que je l’ai offert à Galéa. J’ai pensé que c’était un livre pour elle, Modianesque au possible. Pas tant dans l’écriture que dans son atmosphère, sa quête de fantômes de l’entre deux guerres, ses balades dans les rues de Paris. Dans le fait aussi que le résultat de l’enquête importe bien moins que la façon dont l’auteur la mène.

« Est-ce l’éclat sombre de la passion ou celui de la folie qui brille au fond de ses yeux ? Deux grands yeux maquillés d’un cerne ténébreux, aux prunelles hypnotiques, qui me fixent, me fascinent, m’attirent irrésistiblement, comme un phalène. Des yeux si larges, brouillés de fièvre, en noir et blanc. Et cette imperceptible ironie sur ses lèvres. »

Didier Blonde tombe en arrêt, un jour de 2008, devant une photo ornant une plaque funéraire au columbarium du Père Lachaise. Leïlah Mahi est une belle inconnue dont l’identité se réduit à un nom et une date de décès, le 12 août 1932. En bon « détective de la mémoire », l’auteur de « L’inconnue de la seine », fasciné par les destins obscurs de femmes du début du 20ème siècle, lance son enquête avec le peu d’éléments en sa possession.

Très vite il découvre sur le net que la jeune femme a de nombreux amoureux transis, mais qu’aucun ne sait qui elle est réellement. Toquant à la porte des administrations, écumant les bouquinistes (pour découvrir l’existence de deux romans autobiographiques publiés en 1929 et 1931 par une dénommée Leïlah Mahi), voyant tantôt en elle une actrice du cinéma muet, une courtisane ou une mondaine oisive fumeuse d’opium, Blonde s’égare, se disperse, abandonne puis reprend ses investigations après plusieurs mois de pause, revenant sans cesse à l’éblouissement ressenti le jour de sa découverte : « Tout paraissait étrange en elle. Ses grands yeux qui brillait d’un éclat hypnotique, celui de la passion ou de la folie. Sa pose de femme fatale, provocante, à moitié découverte, presque indécente dans cette nécropole. L’absence de date de naissance. D’où venait-elle ? Comment avait-elle fini ? ».

Ce livre n’est pas un roman. C’est une enquête mélancolique aux accents littéraires profonds, où un écrivain en plein doute s’interroge sur l’intérêt de son projet en gardant en permanence à l’esprit ce qu’il doit à chacun de ses lecteurs. Sa façon de procéder est aussi passionnante que l'histoire de la femme qu’il traque en vain. Et au final me direz-vous, en apprend-on vraiment plus sur Leïlah Mahi ? Et bien oui. Un document parvient à lever une grande partie du mystère. Mais c’est suite à cet événement majeur que le clap de fin survient, comme si l’auteur, au moment où il va enfin pouvoir creuser les choses et avancer, décidait qu’il était parvenu au terme de sa quête et qu’il n’était pas nécessaire d’en connaître davantage. Modianesque jusqu’au bout, et absolument délicieux.

  Leilah Mahi 1932. Gallimard, 2015. 122 pages. 15,00 euros.

Une enquête qui vient de remporter le Renaudot essai et une lecture commune que je partage évidemment avec Galéa. Je m’étais promis de lui faire découvrir un texte de la rentrée littéraire, elle a eu la gentillesse d’accepter ma proposition et j'ai l'impression d'avoir fait un bon choix.








dimanche 1 novembre 2015

Pauvre chose - Risa Wataya

« Je n’avais plus envie de vivre quotidiennement dans l’effroi que, quoique m’entendant dire je t’aime, m’envoyant en l’air et nageant dans le bonheur, j’étais peut-être aussi en train d’être prise pour une conne. »

Julie tombe des nues quand elle apprend de la bouche de son petit ami Ryûdai qu’il a décidé d’héberger son ex Akiyo dans son minuscule appartement. La pauvre n’a ni logement ni travail, il a juste voulu lui venir en aide. C’est temporaire évidemment. Et puis lui dort sur le canapé et elle dans la chambre. Et puis elle n’a rien craindre, tout est fini entre eux. De toute façon sa position est claire et la menace précise : « Si tu refuses absolument que j’aide Akiyo, je suis au regret de te le dire, mais je te quitte. »

Alors Julie va se faire une raison et avaler l’énorme pilule. Se dire que son copain est juste un bon samaritain, un altruiste. Sauf que. Ryûdai refuse que Julie vienne le voir chez lui et ne décroche plus le téléphone. Ses collègues au boulot lui disent toutes qu’une relation amicale entre ex sous le même toit, c’est juste impossible. Alors Julie gamberge. Elle va se rendre dans l’appart pour rencontrer sa rivale. Et en ressortir rassurée. Julie la bonne poire. Sauf que. Je vous laisse deviner la suite…

J’avais été moyennement convaincu par « Trembler te va si bien » mais j’ai voulu redonner sa chance à cette jeune auteure qui avait remporté le prix Akutagawa (le Goncourt japonais) à 19 ans. C’est encore une fois un texte très psychologique, trop féminin pour moi, mais je me suis quand même laissé ferrer. Parce que Julie est un personnage attachant. Elle trouve toutes les excuses possibles à Ryûdai, se persuade qu’elle n’a aucune raison de douter et s’apitoie sur le sort d’Akiyo. On se dit qu’elle est bien naïve, qu’elle refuse d’ouvrir les yeux pour ne pas voir la vérité en face ou que, tout simplement, elle est bien trop conne. Mais la fin du roman nous prouve le contraire et c’est un délice ce final inattendu, aussi revanchard que cruel.

Une comédie sentimentale à la japonaise, tout en retenue mais qui ne manque pas de piquant.

Pauvre chose de Risa Wataya. Picquier, 2015. 142 pages. 16,00 euros.



lundi 26 octobre 2015

Djibouti - Pierre Deram

Le lieutenant Markus rentre à Paris demain. Pour sa dernière nuit à Djibouti, il s’embarque avec Maronsol et le capitaine Gallardo pour un adieu aux armes d’une incandescente mélancolie…

J’ai craint au départ les clichés sur les beaux légionnaires sentant bon le sable chaud et se tapant, le treillis sur les chevilles, une chèvre crevée au piquet depuis trois jours en chantant « Tiens, voila du boudin ». Mais il n’en est rien. Djibouti est un très beau premier roman, plein de souffle, qui se laisse parfois déborder par quelques emportements lyriques mais dont l’écriture est dans l’ensemble magnifiquement tenue. Un texte charnel qui dit la moiteur d’une ville au bord de l’asphyxie, une ville où la chaleur épouvantable écrase les êtres, où le soleil dissout les âmes. Sur cette terre désolée, on suit les errements nocturnes de soldats paumés et de putains fatiguées partageant la même solitude dans des rues où « l'ivrognerie et la tension sexuelle sont partout palpables ».

Pierre Deram décrit un monde en faillite dans lequel chacun navigue les « yeux perdus au fond d’une nuit d’ivresse ». Une indicible mélancolie face à laquelle Markus veut trouver un semblant de sens : «  Toute cette désolation… je veux croire qu’il y a… tout de même… quelque chose comme la flamme d’une bougie… si fragile… vacillante… Il faut qu’il y ait cela ou alors… […] ou alors c’est le naufrage ». Ici la chair est triste, la violence partout présente et l’alcool abrutit les esprits. Les corps trempés de sueur s’affrontent pour un regard ou par simple jeu, chacun semble au bord de l’abîme, toujours plus proche d’un chaos prêt à tout emporter sur son passage.

J’ai beaucoup aimé ce texte brutal et hypnotique, sans doute parce que les nuits d’ivresse et d’abandon, les bars crasseux et les rencontres d’un soir ravivent en moi les souvenirs d’une autre vie…

Djibouti de Pierre Deram. Buchet-Chastel, 2015. 114 pages. 11,00



jeudi 22 octobre 2015

L’intérêt de l’enfant - Ian McEwan

Fiona Maye est une brillante juge aux affaires familiales, « divinement hautaine, diaboliquement intelligente et  encore belle ». A 59 ans, mariée et sans enfant, ce bourreau de travail fait passer sa vie privée après ses dossiers, à tel point que son mari la menace d’aller voir ailleurs si elle ne lui accorde pas davantage de temps (et de faveurs). Une forme de chantage insupportable qui la rend folle de rage et l'incite à engager un bras de fer dont son couple risque de ne pas se remettre.

Au même moment, professionnellement, Adam Henry entre dans sa vie sous la forme d’un cas particulièrement épineux. A 17 ans le jeune homme, témoin de Jéhovah et souffrant d’une leucémie, refuse au nom de sa foi les transfusions sanguines qui lui sauveraient la vie. Fiona doit décider en urgence s’il est légal de le guérir malgré lui ou s’il possède suffisamment de discernement pour être considéré comme un (presque) adulte responsable de ses actes et dont il faut respecter les convictions. Sur un coup de tête, elle se rend à l'hôpital afin de se faire une idée précise de son degré de lucidité et de maturité. Cette rencontre avec le malade va engendrer un bouleversement auquel la juge n’était à l’évidence pas préparée…

Il y a une forme de concision dans l’écriture qui me convient tout à fait. Une retenue proche de la froideur clinique. Le personnage de Fiona n'attire aucune empathie, mais sa psychorigidité a du charme je trouve, surtout lorsqu’affleure sous le vernis des convenances sociales les doutes et les hésitations d’une femme bien plus fragile qu’il n’y parait. Sans compter que la force de sa réflexion est impressionnante, on suit le cheminement de sa pensée et on ne peut qu’être en admiration devant la précision et l’élégance de ses jugements. Le décalage est d’ailleurs terrible entre la facilité avec laquelle elle s’exprime dans le cadre de sa charge et sa difficulté à communiquer dans l’intimité. Avec son mari et avec Adam, les non-dits deviennent des désastres, les silences creusent des fossés impossibles à combler.

Un roman grave et austère d’une grande puissance où McEwan prouve que sobriété, délicatesse et raffinement peuvent aller de pair. Pas un coup de cœur à cause d’une séquence fleurant bien trop l’eau de rose à mon goût  mais pour le reste, la partition ne souffre d’aucune fausse note (en référence à la musique, très présente dans ce texte).

L’intérêt de l’enfant de Ian McEwan. Gallimard, 2015. 232 pages. 18,00 euros.





samedi 17 octobre 2015

Les maîtres du printemps - Isabelle Stibbe

« Nos ennemis peuvent couper toutes les fleurs mais ils ne seront jamais les maîtres du printemps. »
Pablo Neruda

Les hauts-fourneaux de Lorraine et leur fermeture annoncée. Pierre le métallurgiste plein de panache, figure de proue du mouvement de grève qui attire les journalistes dès qu’il ouvre la bouche. Max le sculpteur, dandy octogénaire à qui le Grand Palais a commandé une œuvre monumentale et qui souhaite la réaliser à partir d’acier français, symbole d’un savoir-faire unique dont la disparition serait un drame national. Daniel le député, cœur à gauche depuis l’enfance, devenu ministre de l’industrie après la victoire socialiste à l’élection présidentielle et qui se saisit du dossier des hauts-fourneaux avec, chevillée au corps, la certitude de trouver une solution. Trois hommes et un même combat, celui de l’humain face à la voracité et la perversité des marchés : « ils sont la dignité combattante. Ils tomberont peut-être mais ils mourront debout. »

Un superbe roman choral, inspiré par la fermeture de Florange, où l’ouvrier, l’artiste et le politique prennent la parole à tour de rôle et vivent à leur manière les derniers mois d’un site industriel condamné à disparaître. Un texte à la prose habitée qui prend forcément parti. Un texte loin des modes actuelles sur lequel planent les ombres d’Hugo et Zola. La violence d’une réalité sociale insupportable est contrebalancée par une solidarité toujours présente et par une lutte collective sans arrière pensée. La peur, la colère, la perte de confiance et la désillusion sont exprimées sans caricature, tandis que la description très documentée du fonctionnement du haut-fourneau, « géant vorace avalant à grande goulée minerai de fer et charbon » se révèle d'un lyrisme inattendu.

Une littérature engagée comme j’aime et comme on n’en fait (presque) plus. Loin d’une dénonciation pure et dure et sans nuance, Isabelle Stibbe offre une réflexion profonde, sensible, lucide et argumentée sur le monde tel qu’il est et sur les réalités d’un univers ouvrier sans avenir face une mondialisation galopante.

Les maîtres du printemps d’Isabelle Stibbe. Serge Safran éditeur, 2015. 180 pages. 17,50 euros.


L'avis de Zazy







samedi 10 octobre 2015

Quand le diable sortit de la salle de bain - Sophie Divry

Sophie est dans la dèche. Et pas qu’un peu. Chômage, RSA, factures qui s’accumulent, compte en banque au bord du précipice. Pâtes ou riz à tous les repas, aucune sortie possible, aucun loisir, aucun homme dans sa vie en dehors d’Hector, son meilleur ami dans la même situation qu’elle. Pas la joie donc, dans son studio lyonnais de douze mètres carrés, mais elle fait avec. La colère est contenue mais bien présente. Elle narre sa vie au jour le jour, la débrouille, la lutte contre la faim, la pauvreté qui, une fois qu’elle vous est tombée sur le dos, ne vous lâche plus. Elle décrit les méandres kafkaiens de Pôle Emploi, les non-dits face à la famille (pas question de faire pitié, de demander de l’aide, de les entendre la plaindre ou l’enfoncer) et un retour à l’emploi plutôt mouvementé dans le monde de la restauration. Jubilatoire !

Jubilatoire, oui. Parce que le ton n’est pas larmoyant. Il est drôle, enlevé, direct. La précarité n’est certes pas des plus joyeuses mais ici elle est racontée dans une langue explosive, une construction foutraque pleines de digressions potaches, de listes interminables, de néologismes, de prise à partie (ou à témoin) du lecteur, de changement intempestif de typographie, d’interventions d’un diable à la langue bien pendue, j’en passe et des meilleures. Ça pourrait être du grand n’importe quoi, ça devrait être du grand n’importe quoi, et pourtant ça se tient car l’ensemble relève d’une forme d’humour très pointue et très maîtrisée.

D’habitude, ce romanesque débridé n’est pas ma tasse de thé et j’avoue que je suis rentré dans ce texte sur la pointe des pieds. Mais très vite mes réticences sont tombées. Parce qu’au milieu d’une liberté formelle déroutante, le propos n’en reste pas moins pertinent et la description de la dèche particulièrement précise. En gros, c’est cocasse mais lucide. Extrêmement lucide même. L’équilibre semblait impossible à trouver. On marche tout du long sur un fil et j’étais certain d’en tomber à un moment donné. Ce n’est jamais arrivé. La prose se révèle aussi énergique que nerveuse et au final je me suis régalé d’un roman picaresque à souhait.

Quand le diable sortit de la salle de bain de Sophie Divry. Notabilia, 2015. 310 pages. 18,00 euros.




vendredi 9 octobre 2015

Kokoro - Delphine Roux

Depuis le décès de leurs parents au cours d’un incendie, Koichi et sa grande sœur Seki essaient de se reconstruire. Seki s’est réfugiée dans le travail, a eu des enfants et mène une carrière brillante après des études aux États-Unis. Koichi, lui, magasinier dans une bibliothèque, a gardé une âme d’enfant : « Seki pense que j’ai l’âge mental d’un gosse de dix, tout au plus, qu’il faudrait que je pense à grandir, à agir en homme. » Une situation qu’il ne nie pas et avec laquelle il a appris à vivre, ne trouvant le bonheur qu’auprès de sa grand-mère adorée, une vieille femme perdant peu à peu la tête et croupissant dans une maison de retraite.  Mais le jour où sa sœur sombre dans la dépression, le garçon décide de prendre les choses en main et se révèle bien plus mature qu’il ne l’aurait lui-même imaginé.

Soyons clair, j’ai adoré le personnage de Seki version « homme-enfant ». Son absence du monde, son absence d’ambition, son absence d’esprit de compétition, sa philosophie de vie : « Je ne remplis guère mon temps vacant. Le plus souvent, j’observe le monde en proximité. Je n’agis pas sur lui, n’essaie pas de le modifier. Pas l’envie, la volonté de ça. Je laisser aller. » Beaucoup verraient dans ce comportement une parfaite tête à claques. Ce n’est pas du tout mon cas. Je le trouve parfaitement attendrissant, en décalage complet par rapport à une société japonaise hyperactive où une très grande majorité fait de la réussite sociale sa raison d’être. Lui ne regarde pas les choses de haut, en donneur de leçon, il les regarde de loin, en spectateur peu, voire pas du tout concerné. C’est peut-être une posture facile à tenir, une posture de l’évitement, mais c’est une posture qui me parle énormément.

« Délicatesse » est sans doute le mot qui qualifie le mieux ce premier roman. Par le traitement de son sujet d’abord, et par son écriture ensuite. Une écriture légère, en apesanteur, d’une limpidité qui fait mouche. Pas de grands développements, on va à l’essentiel, peu de mots suffisent à dire l’intime, l’amour, les liens familiaux indestructibles malgré les apparences. C’est d’une rare subtilité, sans afféterie plombante. Une magnifique découverte, je suis tombé sous le charme de ce texte à la fois simple et lumineux !

Kokoro de Delphine Roux. Picquier, 2015. 114 pages. 12,50 euros.


Et une nouvelle lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Noukette (oui, je sais, encore une, mais que voulez-vous, on adore ça !)






lundi 28 septembre 2015

Fordetroit - Alexandre Friederich

Après avoir lu le dernier Reverdy, j'ai eu envie de retourner à Detroit. Ça tombe bien, le Suisse Alexandre Friederich y a passé quelques temps l'an dernier. Au cœur du désastre, il a parcouru les quartiers sinistrés à vélo, ne pouvant que constater l'ampleur des dégâts. Une ville frappée de plein fouet par la crise économique, symbole de l'échec du capitalisme. Une ville désertée par ses habitants (la population est passée de 1,5 millions à 700 000 âmes), une ville devenue la proie des flammes (« A Detroit les incendies sont constants.Pas une minute ne se passe sans que les flammes ne ravagent une partie de la ville. »), une ville où se succèdent les bâtiments désaffectés et où le taux de criminalité est le plus élevé du pays.

L'auteur est persuadé qu'à Detroit, la fin du monde a déjà eu lieu. C'est pour lui un laboratoire dans lequel il va pouvoir étudier l'avenir de l'humanité. Logeant chez l'habitant, il déambule dans une ville fantôme à la recherche des formes de vie ayant survécu à l'apocalypse. Il va croiser des junkies, des SDF, des chômeurs, des éclopés en tout genre.Mais aussi des citoyens ayant conservé une once d'espoir, ayant fait de la débrouille et de l'autogestion leur raison d'être. Des gens debout face à la tempête : « On a l'impression par ici que ce qui se passe est une des images de l'avenir. Et cependant, la vie continue. »

Avec Friderich, pas de plans larges sur les ruines, pas une vue d'ensemble de la catastrophe mais une plongée digne d'un ethnologue, au plus près des lieux et des gens. Ni fiction, ni carnet de voyage, ni reportage, ce texte inclassable est traversé par de très beaux passages : « Quel jour sommes-nous ? Un jour ouvrable, un jour de semaine. Difficile à croire. Tout est enfoui, abstrait, cataleptique. Au-dessous du niveau des émotions. Ici dans le centre, après les fastes de la production et le capitalisme conquérant, les retombées sont catastrophiques : le puits de langage est soufflé, les forces vitales défaites, le sens perdu. Une révolution dramatique. L'homme a déserté la scène. Le silence occupe la place. »

Alors que Reverdy était dans le « pendant » de l'écroulement de la ville, au début de la crise des subprimes en 2008, Friederich est lui dans « l'après ». Il déploie au fil de sa traversée à vélo la maquette du monde à venir, un monde qui, bien que frappé en plein cœur, ne cesse de renaître de ses cendres. Une réflexion lucide, optimiste et d'une grande beauté.

Fordetroit d'Alexandre Friederich. Allia, 2015. 128 pages. 6,50 euros.

samedi 26 septembre 2015

Les loups à leur porte - Jérémy Fel

J’ai lu ce roman suite à complot ourdi par mes deux blogueuses belges préférées. C’est d’abord La fée lit, qui en a fait un coup de cœur et a pensé qu’il pourrait me plaire tout en me sortant de ma zone de confort. Et c’est ensuite Cajou qui a eu la gentillesse de me l’offrir (plein de poutous pour la peine !).

Je me suis donc lancé en toute confiance, même après avoir lu sur la quatrième de couv  qu’une « atmosphère  énigmatique et troublante, entre Twin Peaks et Stephen King » m’attendait, alors que d’habitude ce genre de références me fait fuir à toutes jambes.

J’ai cru dans un premier temps  avoir affaire à un recueil de nouvelles. Le livre s’ouvre sur un incendie volontaire aux États-Unis en 1979. Deux morts et le coupable, tapi dans l’ombre, qui regarde son  œuvre le sourire aux lèvres. Second chapitre, des années plus tard, toujours aux États-Unis, un ravisseur d’enfant file en voiture vers Chicago, s’arrêtant pour la nuit dans un motel sordide. Troisième chapitre, près d’Annecy, une maison isolée et une baby-sitter psychologiquement fragile, pour ne pas dire plus, qui va foutre la trouille de sa vie au gamin qu’elle garde. Quatrième chapitre, à Nantes, une femme quitte son mari après avoir découvert qu’il l’a trompe...

Quatre histoires, quatre lieux et quatre époques à priori sans aucun rapport. Mais à partir du chapitre suivant, on retrouve un des personnages du début. Et de fil en aiguille, on commence à comprendre que des interactions vont naître, que tout cela est un gigantesque puzzle narratif dont les pièces, d’apparence totalement incompatibles, vont finir par s’emboîter. Diabolique.

Ok, j'avoue, je me suis laissé piéger comme un bleu, même si j’ai quelques bémols. La fin est trop abrupte, et surtout il y a des répétitions et des tournures de phrases assez maladroites qu’une relecture attentive (de l’éditeur notamment) aurait permis d’éviter. Je sais bien que c’est un premier roman et que l’indulgence doit être de mise mais quand même.

Après, au-delà de ces bémols, impossible de ne pas reconnaître la capacité de l’auteur à mettre en place une ambiance angoissante à souhait. Sans tomber dans le gore ni dans la violence à outrance, mais en privilégiant une forme de suggestion bien plus efficace. Et avec une écriture très visuelle, des scènes s’enchaînant de façon cinématographique et une construction du récit particulièrement maline.

Efficace est le mot qui caractérise le mieux ce texte je pense. Tellement efficace que malgré une semaine chargée et épuisante, je n’ai pas pu aller me coucher chaque soir sans avaler quelques dizaines de pages, impatient de savoir comment tout cela allait se terminer.

Efficace et culotté. Et drôlement bien fichu, malgré une écriture qui, littérairement parlant, a encore besoin de gagner en maturité. De toute façon, pour que je dévore 430 pages aussi vite, il faut que je sois ferré. Et pas qu’un peu.

Alors merci aux copines belges qui m’ont fait un beau cadeau avec ce premier roman vers lequel je ne serais jamais allé tout seul et qui m’a fait passer de très agréables heures de lecture.

Les loups à leur porte de Jérémy Fel. Rivages, 2015. 435 pages. 20,00 euros.





jeudi 24 septembre 2015

Mà - Hubert Haddad

C’est ainsi, il pleut
je suis trempé
je marche

Joli projet que celui de retracer le parcours de Santoka, le dernier grand haïkiste (1882-1940). Un homme peu épargné par les coups durs, né à la campagne et ne s’étant jamais remis du suicide de sa mère alors qu’il n’était qu’un enfant. Des études universitaires rapidement avortées, une existence sans relief, un mariage raté, la découverte de la poésie et la volonté de suivre les pas du grand maître Basho l’auront poussé à découvrir le Japon à pied, dans le dénuement le plus total, pendant plusieurs décennies. Ce buveur invétéré, ne cherchant rien d’autre que « vivre pleinement l’instant » était persuadé que « la marche à pied mène au paradis ».

Un plaisir de retrouver le Hubert Haddad que j’aime, tout en délicatesse. A l’image du marcheur impénitent, il prend son temps, s’attarde sur des détails dont l’insignifiance cache une réelle profondeur. Il décrit une vie d’ascète et de dépouillement faite d’observation et de méditation, une vie d’errance et de mendicité pleine de sens. Et le tout sans enjoliver les choses ni les fantasmer, sans occulter la faim, le froid, la pluie, la misère, la solitude ou encore l’accueil parfois agressif des villageois chez qui Santoka demande l’aumône.

La construction du récit est malicieuse, je vous laisse la découvrir par vous-même. Surtout, l’écriture d’Haddad, sensible et à l’écoute d’une nature évoluant au gré des saisons, est d’une douceur qui fait un bien fou. Un roman zen dans la veine de l’excellent « Peintre d’éventail », idéal pour attaquer la rentrée du bon pied.

d’Hubert Haddad. Zulma, 2015. 246 pages. 18,00 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Philisine.






samedi 19 septembre 2015

Il était une ville - Thomas B. Reverdy

Lorsque le français Eugène débarque à Détroit en 2008, la ville semble être au bord de la disparition. Usines fermées, centre ville ghettoïsé, paupérisation galopante, maisons à l’abandon incendiées par des bandes de gosses  en mal de sensations fortes… la Catastrophe (crise des subprimes et effondrement des banques) a frappé de plein fouet Motor City, en faisant une ville fantôme, symbole d’une Amérique en déliquescence. Eugène ne vient pas en touriste, il est envoyé par « l’Entreprise » afin de développer un projet baptisé « l’intégrale ». Mais il se rend vite compte qu’il ne pourra mener à bien sa tâche car son employeur n’a plus les moyens de ses ambitions. Alors Eugène traîne dans les bars et va rencontrer la douce Candice. De leur coté, Stro, Gros Bill et Charlie, trois ados un peu paumés, vont quitter leurs foyers et rejoindre dans « la Zone » une école désaffectée où des centaines d’enfants vivent en communauté sous les ordres de l’impitoyable Max. Georgia, la grand-mère de Charlie, va vouloir le retrouver à tout prix. Son chemin croisera celui du lieutenant Brown, flic désabusé ayant perdu à peu près toutes ses illusions…

Résumé de la sorte, on voit déjà à quel point le récit semble décousu. Les histoires sont menées en parallèle et si certains protagonistes finissent par se rencontrer au fil des événements, le lien est loin d’être évident. On passe de l’un à l’autre, on survole plus que l’on ne creuse en profondeur. Comme dans Les évaporés, Reverdy s’intéresse à ceux qui disparaissent d’un monde en perdition, ceux qui survivent à leur manière alors que tout s’écroule autour d’eux, mais d’une façon assez artificielle je trouve.

J’avoue que je suis resté un peu sur le bord de la route. Je m’attendais à un regard plus sociologique porté sur la première mégalopole américaine à se déclarer officiellement en faillite. L’écriture est superbe, vibrante, pleine de souffle. Mais pour le reste, on tourne un peu à vide et les grosses ficelles romanesques manquent de finesse. Pas une déception à proprement parler parce que la plume de Thomas Reverdy est un enchantement et justifie à elle seule que l’on se plonge dans ce roman mais clairement, je n’y ai pas pris le même plaisir qu’à la lecture des « évaporés ».

Il était une ville de Thomas B. Reverdy. Flammarion, 2015. 270 pages. 19,00 euros.

Les avis de Delphine Olympe, Kathel et Laure.





jeudi 17 septembre 2015

Crans-Montana - Monica Sabolo

A Crans-Montana, dans les années 60, un groupe d’ados fantasme devant les trois C. : Chris, Charlie et Claudia. Des filles aux caractères bien différents, dont les apparitions relèvent d’une certaine forme de magie, figures spectrales aussi désirables qu’intouchables. Des décennies plus tard, les garçons repensent avec nostalgie à ces moments marquants et constatent que la vie et le temps qui passe n’ont épargné personne…

Il y a à peu près tout ce que je déteste dans ce livre, tant au niveau de l’atmosphère que de la façon dont le sujet est traité. Pourtant au début j’y ai cru, pensant tomber sur les souvenirs de puceaux en rut face à des filles inaccessibles et me rappelant à quel point j’avais aimé cette thématique dans Un été 42. Sauf que cette entrée en matière alléchante a vite laissé place à une succession de tableaux fugaces sans intérêt et à des réflexions d’un vide abyssal. Une jeunesse dorée qui se languit dans une confortable station de ski huppée, sous les poutres apparentes de chalets hors de prix, avec le petit personnel au garde à vous, le doigt sur la couture du pantalon... Typiquement un environnement que j’adore, vous vous en doutez ! On roule dans des voitures de luxe, on se noie dans le champagne et on mange le caviar à la louche, on porte fièrement des fourrures véritables et des bijoux de grands joailliers, bref on est riche à crever et il importe de le montrer.

Les C., en vieillissant, vont connaître de nombreux déboires, de la mère indigne à la dépressive suicidaire. Les gamins, devenus de respectables (et fortunés) pères de famille, vont s’ennuyer ferme dans des vies de couples sans relief et revenir sans cesse vers ces années d'adolescence où le champ des possibles semblait infini. Destins tragiques censés nous tirer des larmes parce que c'est bien connu, l'argent ne fait pas le bonheur… tu parles ! Moi j’ai regardé tout cela de loin, de très loin même, j’ai navigué en baillant entre les fêtes et les enterrements, pas concerné une seconde par ces personnages enfouissant leurs illusions sous les sommets enneigés d’une station suisse pour millionnaires.

Beaucoup de clichés proche d’un déterminisme à deux balles dans ce roman où luxe, calme et volupté ont rimé en ce qui me concerne avec indifférence, agacement et hâte d’en finir.

Crans-Montana de Monica Sabolo. J.C Lattès, 2015. 240 pages. 19,00 euros.