jeudi 21 août 2014

Enon - Paul Harding

"La plupart des hommes de ma famille font de leurs épouses des veuves, et de leurs enfants des orphelins. Je suis l'exception. Ma fille unique, Kate, est morte renversée par une voiture alors qu'elle rentrait de la plage à bicyclette, un après-midi de septembre, il y a un an. Elle avait 13 ans. Ma femme Susan et moi nous sommes séparés peu de temps après".

Les six premières lignes du texte. Tout est dit. Charlie a perdu sa fille unique. Charlie a perdu sa femme. Charlie a perdu pied. Totalement.

Attaquer la rentrée littéraire avec un sujet aussi plombant à de quoi vous mettre le moral dans les chaussettes. Un père détruit par une tragédie personnelle impossible à surmonter, un père qui sombre dans l’alcool, la drogue et qui rôde la nuit venue près de la tombe de son enfant, il faut reconnaître que ce n’est pas joyeux-joyeux. Mais personnellement j’aime bien. Je suis dans ma zone de confort avec les personnages à la marge, les solitaires misanthropes, les histoires sombres, très sombres.

Bon j’avoue, le Charlie, on a souvent envie de lui botter le cul, de lui dire qu’il n’est pas le premier à qui ça arrive et qu’il ne sera malheureusement pas le dernier. On a aussi envie de lui dire que c’est un peu facile de se laisser couler de la sorte plutôt que d’affronter la réalité en face. Mais ce que j’aime chez Paul Harding c’est qu’il ne saute pas à la gorge de son lecteur en hurlant « regarde et pleure ! » comme tant d’autres savent si bien le faire. Il dessine l’indicible par petites touches, il bifurque, il vagabonde sur des chemins de traverse, perd le fil de son récit pour plonger dans les souvenirs d’enfance de son personnage ou exposer l’histoire de la ville d’Enon et sa toponymie. Et sans crier gare il revient au quotidien de Charlie et nous immerge à nouveau dans son terrible voyage aux confins de la déchéance et de la folie. J’adore ce choix narratif plein de liberté, une manière de dire au lecteur « qui m’aime me suive, et tant pis si j’en perds en route ». Et puis il peut se le permettre parce qu’il écrit magnifiquement bien. Il y a dans ce texte des passages absolument somptueux :

« Comprendre que mon chagrin était infinitésimal, comparé à la somme de l’univers, ne m’empêchait pas d’en être dévasté. Je savais bien que mon tourment était présomptueux, une manière fallacieuse de prétendre à la tragédie absolue. Si je ne cessais de clamer que j’étais trop faible pour supporter la mort de ma fille, cela ne signifiait-il pas justement que j’en avais la force en réalité ? […]Ma peine n’aurait-elle pas été plus intense si Kate n’avait jamais existé ? Beaucoup plus intense ? N’était-il pas vrai que sa brève et joyeuse existence était la plus grande joie de la mienne ? La joie de ces treize années ne constituait-elle pas un royaume à part entière, dont le chagrin assiégeait à présent les murailles, certes, mais sans parvenir à les abattre ? Voila ce que je me disais. La joie de ces treize années possédait une intégrité en propre, au sein de laquelle Kate continuait d’exister. Les souffrances entraînées par sa propre mort ne pouvaient l’atteindre. »

Ou encore :

« J’étais affamé de mon enfant et venais me repaître dans le cimetière, dans l’espoir qu’elle me rejoigne, à mi-chemin de nos deux mondes, ou juste au-delà, ne fût-ce qu’une nuit, ne fût-ce que pour un instant – qu’elle se dresse de nouveau, debout sur ses pieds nus, et foule l’herbe humide ou les feuilles mortes ou la terre enneigée de l’Enon vivant afin que nous puissions échanger elle et moi ne fût-ce qu’un seul, un dernier mot humain. »

Un roman d’une beauté tragique, un roman anti « feel good » par excellence. Tout ce que j’aime, quoi.

J’ai voulu entraîner Noukette dans cette première lecture de la rentrée. Pas sûr que ma binômette préférée ait autant apprécié le voyage à Enon que moi…

Enon de Paul Harding. Le cherche midi, 2014. 288 pages. 17,50 euros.






mercredi 20 août 2014

Fairest T1 : Le grand réveil - Willingham, Gimenez et Sturges

Après une succession de déceptions livresques, j’ai voulu revenir vers une valeur sûre pour me remettre sur les rails. Rien de mieux que la BD, rien de mieux qu’un comics, qu’un spin off d’une série que j’adore (Fables) pour retrouver un vrai plaisir de lecture. Du moins c’est ce que je pensais avant d’attaquer ce Fairest. Parce qu’après coup, je n’ai qu’une chose à dire : encore raté !

Pourtant le pitch avait tout pour me plaire : Ali Baba réveillant la Belle au bois dormant d’un baiser langoureux et la sauvant des griffes d’une horde de gobelins aidé par un odieux génie sorti d’une bouteille, avouez que ça donne envie. Faire en sorte, en plus, que le prince des voleurs, devenu prince charmant, se trompe dans un premier temps et emballe la Reine des neiges avant sa dulcinée, fallait oser. Ça démarrait donc drôlement bien, juste barré comme j’aime. Mais patatras, sur la distance, ça n’a malheureusement pas tenu la route.

Le scénariste Bill Willigham a créé avec Fables  une œuvre dense, originale et particulièrement riche. A tel point qu’il peut se permettre de sortir certains personnages de la série-mère pour leur offrir leur propre histoire (il l’avait déjà fait avec Jack – celui du haricot magique – au fil des six tomes de Jack of the Fables »). Une façon comme une autre d’exploiter le filon mais pour le lecteur, il y a un vrai risque de perte d’intérêt et de dispersion. C’est du moins ce que j’ai ressenti ici. Les mésaventures d’Ali et de ses femmes relèvent franchement de l’anecdotique et si les dialogues sont souvent drôles, les péripéties pour le moins abracadabrantesques ont failli m’arracher quelques bâillements, c’est dire.

Encore raté, donc. Mais je ne baisse pas les bras, je vais bien finir par trouver chaussure à mon pied.


Fairest T1 : Le grand réveil de Willingham, Gimenez et Sturges. Urban Comics 2014. 155 pages. 15 euros.

mardi 19 août 2014

Le faire ou mourir - Claire-Lise Marguier

Le jour où Dam, seize ans, se fait malmener par une bande de skateurs, Samy s’interpose et lui sauve la mise. Une première rencontre qui va bouleverser son existence. Avec Samy et ses ami(e)s gothiques, Dam trouve enfin un environnement chaleureux et fraternel  lui permettant de mieux vivre son mal-être permanent. Surtout, il va développer pour son sauveur une forme d’affection qu’il ne pouvait soupçonner et à laquelle il est incapable de résister, au grand dam de ses parents.

Un roman coup de poing, une claque, un énorme coup de cœur… tous les avis glanés ici où là sont dithyrambiques, du coup je suis un peu gêné d’écrire que ce texte m’a davantage agacé que touché. Clairement, pour moi, ça manque de finesse. A vouloir trop secouer le lecteur, la narration perd de son impact. Les personnages de Dam et Sammy sont bien campés, c’est un fait, et l’évolution de leur relation est parfaitement menée, comme la description du terrible mal-être de Dam. Mais comme l’a écrit Anne dans son billet, ce roman pêche souvent par excès. Excès de pathos, d’effets tire-larmes (le mot « larmes » doit d’ailleurs être présent une bonne cinquantaine de fois en cent pages) et de personnages secondaires caricaturaux (les skateurs forcément beaux gosses, friqués et branleurs, les parents incapables de comprendre l’hypersensibilité et la douleur de leur fils avec, cerise sur le gâteau, un père plus beauf que beauf, etc.).

Une grosse originalité quand même, il y a deux fins différentes, ce que je n’avais pas compris au départ (je pensais que la première était juste un rêve, un fantasme). Quoi qu’il en soit je n’ai été convaincu par aucune des deux. Je ne peux pas la spolier, cette première fin, mais je l’ai trouvée ridicule, pas crédible pour deux ronds, notamment par rapport à la description des faits et aux échanges avec la police. Bref… La seconde, dégoulinante de guimauve, offre une conclusion où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil et compréhensif après avoir été ignoble dans les pages précédentes. Bref...

Clairement, je suis passé à coté. Ça fait trois fois en trois jours (après Benameur et Kerangal) et avec trois ouvrages coup de cœur pour une très grande majorité de lecteurs. C’est quoi mon problème en ce moment ?

Le faire ou mourir de Claire-Lise Marguier. Rouergue, 2011. 102 pages. 9,70 euros. A partir de 14 ans.

Un roman jeunesse que je partage une fois de plus avec Noukette.

Les avis de Anne, Bouma, Cajou, Clara, In Cold Blog, Krol, Paikane, SaraStephie, Theoma  


lundi 18 août 2014

Réparer les vivants de Maylys - Kerangal

L'accident a eu lieu au petit matin, sur une route du pays de Caux. Les gamins revenaient d'une séance de surf en plein hiver. Chris a perdu le contrôle du véhicule. Sur les trois passagers, Simon était le seul à ne pas avoir sa ceinture. Coma irréversible, mort cérébrale. Le drame va se dérouler en vingt-quatre heures et en trois actes : d'abord prévenir les parents, leur annoncer la nouvelle et les accompagner face à l'horreur de la situation. Puis leur faire comprendre que si leur fils a perdu la vie, son cœur palpite encore. L'infirmier de réanimation demande à ce couple fou de douleur s'il accepte que l'on prélève les organes de Simon. Avec tact, sans jamais leur forcer la main et en leur laissant le temps de réflexion nécessaire. Enfin, après avoir obtenu le consentement parental, mettre en branle la procédure ultra codifiée permettant les prélèvements. Une course contre la montre où chaque acteur du théâtre médical doit connaître son rôle sur le bout des doigts.

Ce roman abordant la question du don d'organe est fascinant à bien des égards. Maylis de Kerangal propose une réflexion profonde sur le sens que l'on peut donner à la mort. Et le lecteur de s'interroger à son tour, d'imaginer quelle serait sa réaction dans une situation semblable. Comment par exemple accepte-t-on, en tant que parent venant de perdre son enfant, de voir son corps « profané » pour prolonger la vie d'une autre personne ?

Le fond interpelle, bouscule, transcende l'atrocité pour faire jaillir l'espérance. Mais la forme est pour moi plus problématique. L'écriture est ample, sèche, précise, très descriptive, froide. Elle ne laisse à aucun moment l'émotion déborder sur l'aspect purement chirurgical. Je peux comprendre ce choix narratif et constater son efficacité mais il m'a laissé à distance. Finalement, j'ai trouvé ce roman trop écrit, manquant d'une certaine forme de spontanéité.

Une belle découverte néanmoins et je ne regrette pas une seconde de m'être lancé dans ce texte qui ne pourra laisser personne indifférent.

Réparer les vivants de Maylys de Kerangal. Verticales, 2014. 280 pages. 18,90 euros.

Ce billet n'est pas tout à fait un billet comme les autres puisqu'il est le millième publié depuis la naissance de ce blog. Et, cerise sur le gâteau, j'ai le plaisir de partager cette lecture avec Moka, Noukette et Stephie, trois blogueuses qui sont sans conteste les plus belles rencontres virtuelles ET réelles que je dois à la blogosphère.

Les avis de ClaraFransoazGambadouKathelLaurieLeiloona,LilibaMangoManuMirontaineNadaelPhilisineSylireTitineValérie



dimanche 17 août 2014

Profanes - Jeanne Benameur

Octave Lassalle a 90 ans et il refuse de laisser la vieillesse prendre le dessus : « je m’embarque pour la partie de ma vie la plus précieuse, celle où chaque instant compte, vraiment ». Cet ancien chirurgien porte en lui un terrible drame, la mort accidentelle de sa fille dont il ne s’est jamais remis. Sa femme l’avait quitté peu après et depuis il est resté seul.

Octave vit retiré dans sa grande maison avec sa gouvernante, madame Lemaire. Avant qu’il ne soit trop tard, il décide de rompre sa solitude en recrutant quatre personnes qui se relayeront auprès de lui chaque jour. Marc, le jardinier, viendra le matin. Hélène, la peintre, lui succédera puis se sera au tour de Yolande tandis que la jeune Béatrice passera ses nuits dans la maison. Ces quatre-là ne se connaissent pas, ils ne sont pas des gardes-malades, ils sont là pour entourer et enrichir les dernières années du vieil homme. Ces quatre-là sont des âmes cabossées en quête de sens et de rédemption. Leurs histoires personnelles vont les lier peu à peu, profondément, intimement. Et le projet d’Octave va l’emmener bien plus loin qu’il ne l’avait imaginé…

On m’avait prévenu que ce roman de Jeanne Benameur risquait de me laisser sur le bord du chemin et malheureusement ça a été le cas. C’est pourtant un texte plein de vie et de poésie, un texte lumineux où la petite musique si subtile de l’auteure des « Demeurées » résonne avec toujours autant de force. Mais j’y ai trouvé trop de bienveillance, trop d’optimisme. L’alchimie qui fonctionne entre les personnages est, selon moi, trop parfaite pour être crédible. Sans doute est-ce dû à mon indéfectible pessimisme envers la nature humaine. Pour tout vous dire, retrouver de l’espoir dans la compagnie des hommes alors que l’on est au fond du trou n’est pas une éventualité à laquelle je pourrais m’accrocher personnellement, du coup je suis resté insensible au message positif distillé par ce très joli texte. Je n’ai développé aucune empathie pour les protagonistes et je suis resté en dehors de l’histoire, regardant l’enchaînement des événements de loin, de très loin même.

Dommage, mais on m’avait prévenu…

Profanes de Jeanne Benameur. Actes Sud (Babel), 2014. 273 pages. 7,80 euros.

Bon, il y a des milliards d’avis positifs sur ce roman, j’ai retrouvé ceux de AlexCanel, ClaraCristina, Evalire, Jostein, Krol, Laurie, Mango, Midola, Mirontaine, Nadael, Noukette, Stephie, Sylire, Un autre endroit, Valérie, Zazy



Et une nouvelle participation au challenge de Noukette

vendredi 15 août 2014

Quand mes nouvelles coquines sont publiées dans un recueil XXL…

L’association Ciels en Picardie, éditrice de la revue « Les années » à laquelle je participe régulièrement, profite de l’été pour lancer une collection de recueils de nouvelles. « L’été 14 » aura en tout six numéros et devinez quoi, le dernier regroupera mes nouvelles coquines rédigées pour le rendez-vous de Stephie. Pour l’occasion, j’ai écrit un troisième texte totalement inédit, « Le plus petit abîme ».


Les recueils sont au format pdf, totalement gratuits bien sûr, et fournis sur demande. Le mien, intitulé « XXL » vient d’être corrigé et mis en page alors si vous souhaitez le recevoir il suffit de me le demander à cette adresse : dunebergealautre@gmail.com


Lectures et pal de vacances

Alors voila. Je suis parti en vacances il y a trois semaines avec six romans dans ma valise.


Bilan, au retour, j'ai lu ça :


Trois des six romans + Profanes, Soie et Épisodes de la vie des mantes religieuses achetés sur place et Maine que ma femme avait emmené pour elle et que je n'ai pas pu m'empêcher de lire. Des titres auxquels il faut ajouter un manga, un comics et trois ouvrages lus avec mes pépettes : un roman jeunesse pour pépette n°1, une BD pour pépette n°2 et un album trop mignon pour la petite dernière.

Et comme en chemin j'ai croisé nombre de librairies toutes plus belles et plus attirantes les unes que les autres, ma pal a pris un peu de poids :



Bref, des vacances livresques riches et variées comme j'aime. Il est temps maintenant de me plonger à corps perdu dans la rentrée littéraire (et accessoirement de reprendre le boulot, mais ça c'est un détail...).





jeudi 14 août 2014

Chasse au trésor - Molly Keane

Les Ryall ne s'attendaient pas à ça ! Le jour des funérailles de Sir Roderick, le patriarche, ils apprennent de la bouche de leur notaire que le défunt les laisse au bord de la ruine. Seule solution pour sauver le domaine familial de Ballyroden, transformer le château en maison d'hôtes. Philip, le fils de Roderick, aidé de sa cousine Veronica, va tenter de faire comprendre à son oncle Hercules et sa tante Consuelo que le temps du champagne à gogo, des journées aux courses et des séjours à Monaco est révolu. Un message difficile à faire passer tant ses aînés ont depuis toujours l'habitude de vivre dans le faste et de dépenser sans compter. Et le jour où les premiers hôtes débarquent d'Angleterre, les choses se compliquent davantage encore pour le pauvre héritier !

Un texte plein de mordant où la haute bourgeoisie irlandaise aux traditions séculaires en prend pour son grade. Un roman finalement très proche d'une pièce de théâtre. Le rideau se lève et les scènes d'anthologie s’enchaînent : personnages excentriques (mention spéciale pour la vieille tante Anna Rose et pour le trio de domestiques pas piqués des hannetons ), description piquante du dandy Hercules et de sa sœur Consuleo, dialogues savoureux, situations improbables proches du vaudeville, tout y est. Bon c'est loufoque, il ne faut pas être imperméable à l'humour « so british », mais personnellement c'est une forme de burlesque que j'aime retrouver de temps en temps au fil de mes lectures.

Bref , mordante, drôle, légère et improbable, cette Chasse au trésor se déguste comme un bon verre de cherry accompagné de quelques biscuits. Sans prétention mais drôlement bien troussée.

Chasse au trésor de Molly Keane. Quai Volatire, 2014. 270 pages. 20,00 euros.

Les avis de Clara et Valérie



mercredi 6 août 2014

La clinique de l'amnésie - James Scudamore

Quito, 1995. Anti, arrivé d'Angleterre depuis deux ans pour suivre ses parents journalistes, est scolarisé au lycée international. Il y a rencontré Fabian, un équatorien vivant chez son oncle Suarez. Les deux adolescents sont devenus les meilleurs amis du monde, même si Fabian a parfois un comportement étrange. Depuis que le véhicule de ses parents est tombé dans un précipice des années plus tôt, faisant de lui un orphelin, son humeur est souvent cyclothymique. Surtout, le corps de sa mère n'ayant jamais été retrouvé, il veut se persuader qu'elle est toujours en vie. Inspiré par les talents de conteur hors pair de son oncle, il invente des histoires extravagantes, notamment pour expliquer les causes de l'accident. Pour tenter de consoler son ami, Anti va à son tour imaginer un scénario improbable et l'embarquer dans un voyage chimérique à travers l'Équateur.

Un  agréable premier roman où l'imagination est au pouvoir. C'est aussi l'occasion de découvrir un  pays aux multiples facettes. Pour autant, James Scudamore ne donne pas dans le folklore. Son récit est très construit, avec ce qu'il faut d'intensité dramatique pour qu'on le dévore d'une traite. La galerie de personnages est riche et chacun apporte un soupçon de complexité à l'ensemble. Les dialogues sonnent juste, l'écriture est simple mais les descriptions, précisent et imagées, offrent un vrai dépaysement.

Bref, ce texte couronné en 2007 par le prestigieux Somerset Maugham Award m'a permis de découvrir une nouvelle et talentueuse voix de la littérature britannique. Une lecture de vacances idéale, je ne suis pas certain que je l'aurais autant apprécié dans la grisaille de la rentrée.

La clinique de l'amnésie de James Scudamore. Stock, 2014. 300 pages. 20,00 euros.

L'avis de Clara



samedi 2 août 2014

Épisodes de la vie des mantes religieuses - Louis Calaferte-

Calaferte est un génie. De ceux qu'un lecteur croise rarement dans une vie. Il a écrit "Septentrion", un chef d'oeuvre dont je serais bien incapable de parler un jour tant il est trop grand pour moi. Parmi les autres titres de son immense bibliographie, je vous recommande aussi "La mécanique des femmes", "Rosa Candida" ou encore le fabuleux "Requiem des innocents", mais il y en a bien d'autres.

Dans les "Épisodes de la vie des mantes religieuses", il parle une fois de plus des nombreuses femmes de sa vie. Une géographie amoureuse complexe, particulièrement sexuelle, souvent dérangeante. Il y décrit notamment sa relation avec D., celle qu'il aime et qui chaque soir se transforme en mante religieuse : "Végétale, armée de tiges carnivores surmontées d'une infinité de petits dards aux aiguilles rétractiles, chaque nuit elle dort auprès de moi, me dévore doucement pendant mon sommeil."

Mais il y a aussi toutes les autres, femmes d'un soir ou putains aux seins flasques : "Je les voudrais prostituées à moi. Dans des rues étroites, puantes. Dans des escaliers d'hôtels borgnes. Pour des accouplements qui seraient des sacrifices. Les jeter ensuite dans les cuvettes des bidets. Je m'assiérais au bord pour les regarder se débattre, déchets animés, dans le tourbillon de l'eau siphonnée. Femmes froissées, femmes-miettes. La peau de leur sexe flottant à la surface."

Chez Calaferte, la chair est triste. "Images lubriques. Fange du sexe. [...] Forcer l'impossible. Être Dieu. S'anéantir dans la débauche, jusqu'au crime. Exacerbation du sexe. Désir d'échapper à la ruine intérieure." Il y a bien quelques moments d'apaisement ("T'envelopper dans mes bras, t'étreindre, te blottir contre moi, couvrir de baisers ton visage, tes cheveux, t'étouffer de tendresse") mais le désespoir lucide reprend vite la main : "Je me hisse sur sa froideur cadavérique. Ses lèvres pâles grimaçent. En vain nous nous essoufflons, l'un à l'autre impénétrables. Une nuit nous sépare."

Ce texte n'est pas un roman. C'est une succession d'aphorismes, de souvenirs épars, de bribes de poèmes en prose. C'est doux et violent, insignifiant et profond. Le rythme de chaque phrase oscille entre calme et fureur avec une force incomparable. Dans la préface, Marcela Iacub qualifie ces épisodes de hold-up, de coup de poing, de viol, de massacre. C'est un livre qui "nous secoue, nous torture, nous humilie. Nous pénètre, nous envahit, nous contamine, nous vampirise, nous corrompt." Et je dois dire qu'elle n'a pas tout à fait tort...

Calaferte est mon écrivain français préféré. Un génie. Un monstre. Son écriture me foudroie, il a par moments des fulgurances qui me laisse abasourdi :

"Nuit.
Retraite.
Elle ouvre et referme sans bruit la porte.
Certitude d'une présence. Son pas volontairement léger. Elle traverse la grande pièce.
Je fais semblant de dormir.
Elle entre dans la chambre, pose son sac à main sur le fauteuil. Je sais qu'elle me regarde. Son parfum.
Bruit de la laine, de la fermeture éclair du pantalon. Mouvement autour de moi.
Déclic de l'agrafe du soutien-gorge. Les couvertures, les draps soulevés.
Poids dans le lit.
Cette fraîcheur, cette souplesse prenante qui s'ajuste à moi.
La langue passe sur mes lèvres. Caresse de la main. Je frissonne malgré moi.
Elle chuchote quelque chose que je ne comprends pas.
La langue entre dans ma bouche, y reste droite. Immobile. La main me prend, fourreau coulissant.
Je me retourne.
Elle me recouvre de son corps."


Épisodes de la vie des mantes religieuses de Louis Calaferte. Denoël, 2014.186 pages. 11,90 euros.